« L`ombre et la trace. Livres perdus, œuvres damnées », article
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1. L ombre et la trace Livres perdus uvres damn es article publi en ligne le 24 novembre 2014 in Acta fabula revue des parutions du site www fabula org dossier critique La biblioth que des textes fant mes vol 15 n 9 novembre 2014 L ombre et la trace Livres perdus uvres damn es Les limites du syst me solaire se trouvent quatre heures lumi re la plus proche toile quatre ann es lumi re Entre les deux c est un vide inconcevable Mais est on bien s r que ce soit le vide La seule chose que nous sachions c est qu il ny a pas dans cet espace d toiles brillantes autrement nous les verrions Peut tre cependant s y trouve t il des corps sombres Peut tre nos cartes c lestes sont elles comme les cartes g ographiques sommaires o figurent bien les capitales mais non les petits villages Les interrogations inqui tes de Rady Blokhine le narrateur de L Infra du Dragon de Gueorgui Gourevitch pourraient fort bien figurer en exergue du dernier essai d ric Dussert la litt rature cet amas d uvres et d auteurs suspendus dans le ciel des id es a quelque chose d un firmament toil Derri re quelques points qui scintillent combien d astres noirs que notre il ne voit pas sa fa on ric Dussert m ne l enqu te sur les trous dans la carte qui pr occupaient Gourevitch et aventure sa lentille vers les zones obscures de notre paysage culturel page apr s page son essa2. canon restreint retenu par la post rit qu comprendre les m canismes de la s dimentation de la destruction du trop plein qui en ont t le corollaire invisible Ensuite parce que nous appr cions mieux travers son r cit les aspects changeants d une litt rature qui nous appara t soudain tonnamment friable quoi qu on en dise l criture est une activit pr caire qui r siste fort mal la dur e Enfin parce que la d monstration de Judith Schlanger l am ne souligner un troisi me ph nom ne de s lection plus profond et plus insidieux qu elle nomme l exclusion par indiff rence bien y regarder la majorit des uvres n a pas suivi le cheminement apparition disparition elle na tout bonnement jamais eu acc s la lumi re la plupart des textes litt raires naissent pour dispara tre aussit t dans une sorte de cimeti re n o natal dont la th orie n a jamais t faite Il suffit de conna tre le nombre de romans publi s lors de chaque rentr e litt raire pour mesurer combien d aspirations seront d ues combien de promesses de lecture ne seront jamais remplies Cette disparition par indiff rence est fascinante certes cest un m canisme de d fense faute de filtres l actualit des lettres nous craserait mais le pouvoir de l incuriosit p 163 est tel qu il parvient cr er l absence en niant tout droit d existence certains obj
3. le temps d une saison litt raire ou joui d une reconnaissance un peu plus durable avant de sombrer dans l anonymat Il ne tient qu nous de go ter le charme de ces c l brit s hasardeuses et souvent bien ph m res L un des m rites de cet essai est de mettre en relief cette part p rissable de la litt rature ce jaunissement ou ce d mod qui constitue peut tre son essence m me Combien de livres en vogue dont le dernier asile est t t ou tard le d p t l gal On songe ces auteurs ensevelis qu voque un passage de Julien Gracq et ces critures d un jour qui furent la nourriture de son adolescence Le livre de Dussert nous rappelle justement que le m tier d crire se joue pour beaucoup d auteurs presque sans lendemain La pr face de l ouvrage pr sente d embl e les principes qui ont guid l auteur dans la confection de son anthologie En 1993 au commencement de son entreprise Eric Dussert adopte un syst me de contraintes minimal entreront dans son volume tous les crivains non r dit s depuis plus de cinquante ans dont un texte au moins m rite qu un lecteur d aujourd hui s emballe p 17 Pour faire le tri entre le bon grain et l ivraie le premier crit re retenu le constat de la disparition ditoriale de tel ou tel auteur non r imprim depuis au moins un demi si cle est donc corrig par un l ment d appr ciation plus subjectif o se joue l expertise du
4. Le hasard ou la Providence ont jou leur r le dans la conservation miraculeuse de tel ou tel crit mais galement dans l clipse de beaucoup d autres bien des feux ont balay la for t de la litt rature et la survie des uvres qui nous sont les plus ch res tient parfois du miracle Au fil des si cles Judith Schlanger nous rappelle qu il s est produit une immense d perdition l histoire de la culture est rythm e par les pisodes de purge comme ces b chers de livres dont l arch type largement mythique est l incendie de la Biblioth que d Alexandrie pendant lequel une bonne part de la litt rature grecque classique serait partie en fum e Les chroniqueurs nous ont livr bien des r cits de ces saccages volontaires motiv s par la haine l intol rance ou le ressentiment Les exemples abondent des querelles th ologiques de Constantinople aux autodaf s des nazis en passant par les Espagnols br lant toutes les traces de la culture arabo andalouse lors de la reconqu te de Grenade Nous avons infiniment perdu et nous perdons sans cesse et il est vraisemblable que nous perdrons toujours p 139 avertit Judith Schlanger La destruction violente de livres dont Lucien X Polastron a retrac derni rement l histoire passionnante ne constitue pourtant ses yeux qu une part secondaire du probl me Bien des disparitions d uvres adviennent loin de la sph re publique par n gligence ou accid
5. effet une moisson d informations bibliographiques de premi re main qui sont l un des tr sors de l ouvrage Nul doute que l rudition savante d ploy e par l auteur ravira les amateurs de tirages confidentiels et de curiosa Ce savoir livresque n d une longue pratique des archives situe nouveau Eric Dussert dans une filiation prestigieuse aux c t s de Charles Nodier et de Paul Lacroix mais galement de Raymond Queneau et de Claude Pichois de Pascal Pia et de Fran ois Caradec de Jean Luc Steinmetz et de Michel D caudin Lire hors barri res La matrice fondamentalement inactuelle gt de ce volume qui aligne les portraits d auteurs de deux cinq pages comme les vignettes d un album ne peut que retenir l attention les mod les discursifs d Une for t cach e sont chercher dans une certaine litt rature seconde du XIX si cle plus que dans les doctrines critiques contemporaines Mais cet anachronisme de fa ade ne donne peut tre que plus de relief aux questionnements qui surgissent au fil de la lecture La premi re vertu de cet ouvrage est de mettre en vidence la relativit des points de vue et la r versibilit de la renomm e en d couvrant la destin e de bien des auteurs faite de succ s foudroyants de ruines soudaines et de bon nombre de rendez vous manqu s le lecteur prend conscience des al as qui interviennent dans la carri re des lettres Pour la plupart des acteurs du champ
6. critique le sentiment que quelque chose de cette uvre disparue vaut la peine d tre sauv En faisant la part belle au travail de la lecture et en revendiquant le caract re personnel de sa s lection Eric Dussert d cline par avance toute ambition encyclop dique gageons que les chemins de traverse et les sous bois de sa for t cach e autorisent bien d autres parcours buissonniers De fait chaque lecteur de cet ouvrage pourra son gr pointer certaines absences ou l inverse regretter la pr sence d invit s surprise dans la photo de famille On se bornera observer que certaines lections parmi les 156 crivains oubli s paraissent aujourd hui moins justifi es qu elles ne l taient sans doute il y a quinze ou vingt ans ainsi Jean Richepin Remy de Gourmont F lix F n on ou Claude Cahun pour s en tenir ces quatre noms ont connu depuis 1993 un certain retour en gr ce et ne font plus vraiment figures d inconnus On remarquera galement que si l ouvrage entend couvrir toutes les p riodes le XIX si cle est largement privil gi par Eric Dussert la majorit des auteurs convoqu s sont n s entre 1800 et 1920 Faut il s en tonner Le si cle long se pr te on ne peut mieux la recherche d uvres ensevelies partir du romantisme l industrie ditoriale tue petit feu le livre rare et l id e m me de l unicum l heure o la d mographie litt raire se met cro tre d
7. culturel un moment o un autre les lumi res s teignent la tradition joue rebattre les cartes sans m nager les vainqueurs d un jour Ce rappel est salutaire et l on est reconnaissant ric Dussert de lavoir aussi clairement formul Au del de ce premier avertissement tout lecteur aux prises avec l histoire litt raire et a fortiori tout membre de l institution universitaire confront presque quotidiennement la question de la transmission des valeurs ne manquera pas d tre troubl plus qu il ne s y attendait peut tre par cette lecture Une for t cach e n a rien d un manifeste l heure o fleurissent les r flexions th oriques sur les anti canons et les outre canons on pourrait se borner consid rer ce livre comme l expression d un go t personnel pour une litt rature mineure et quelque peu pittoresque Au croisement de l arch ologue de l antiquaire du chasseur de tr sors du pilleur d paves du rat de biblioth que ric Dussert prend volontiers la pose quelque peu vieux jeu de l amateur de raret s Il y a longtemps d j longtemps pour moi que je me suis d cid pour les uvres obscures aurait pu crire l auteur la suite de Marcel Schwob La pr face de son ouvrage Une autre histoire litt raire p 11 23 traduit pourtant une vision fort personnelle de la litt rature Irr sistiblement attir par ces reliques du temps que d aucuns pourraient
8. consid rer comme quantit n gligeable petites revues publications compte d auteur articles de presse chroniques mondaines billets d humeur ric Dussert a choisi d clairer par ses travaux une dimension perdue de notre litt rature celle de la vie litt raire qui s est jou e au jour le jour pour aussit t tomber dans l oubli ou pour mieux dire celle d une production encore non tri e ant rieure tous nos Marcel Schwob Octave Mirbeau 1892 in M Schwob Correspondance in dite dition par John Alden Green Gen ve Droz 1985 p 126 processus de s lection m morielle Car des pans entiers de notre litt rature s puisent dans la courte dur e Ce parti pris d historien du p rissable cet int r t pour ce que l on pourrait baptiser l cume de la litt rature un int r t n comme le rappelle Claire Paulhan dans un bref avant propos p 9 10 bonne distance de l universit ne peut qu intriguer tous ceux qui travaillent sur les critures mineures et les traces secondaires de l histoire litt raire Pourquoi un tel besoin d animer des fant mes de ressusciter des morts Il arrive l auteur de ces lignes d aller lui m me de brocante en vide grenier la recherche d ouvrages puis s de revues clandestines de liasses de vieux papiers Jour apr s jour je d couvre des crivains oubli s scribouillards accabl s par le guignon mercenaires de l criture p
9. e fa on exponentielle en contraignant les auteurs jouer des coudes pour s imposer parmi leurs semblables les figures mineures deviennent n en pas douter la masse d une poque er Gracq En lisant en crivant in uvres compl tes Paris Gallimard coll Biblioth que de la Pl iade vol Il 1995 p 667 669 Cent cinquante six portraits soigneusement class s par ordre chronologique composent donc l ouvrage d ric Dussert Cette composition anthologique inscrit l uvre dans une double tradition la premi re est celle des portraits litt raires ces petits croquis bross s en quelques traits dans un style alerte cherchant livrer la clef psychologique et biographique d un auteur Si Sainte Beuve s tait fait une sp cialit de ces exercices de style qui exigent un art de miniaturiste les mod les litt raires d ric Dussert sont plut t chercher du c t de figures comme Charles Monselet auteur en 1857 d un essai sur Les Oubli s et les d daign s de Gustave Brunet compilateur obstin et f ru de litt ratures excentriques ou d Andr Blavier et de son travail monumental sur les fous litt raires La deuxi me veine dans laquelle s inscrit cette for t cach e est celle de la bibliophilie rudite un univers dont l auteur conservateur la Biblioth que Nationale et sp cialiste d ditions introuvables est parfaitement familier Les portraits d ric Dussert r unissent en
10. ent l image de cette servante qui nous dit elle se servit de manuscrits de pi ces pr lisab thaines pour allumer le feu ou tapisser le fond des plats tarte Les grands actes d vastateurs que l on tend associer la violence des si cles obscurs l oppression des empires et des totalitarismes sont redoubl s par une barbarie infiniment plus discr te n e de l ignorance individuelle et de l insouciance du lendemain Cataclysmes collectifs et l g ret individuelle ont caus des pertes irr cup rables notre patrimoine Ces pertes irr cup rables nous ne pouvons bien entendu les saisir et les L X Polastron Livres en feu Histoire de la destruction sans fin des biblioth ques Paris Deno l 2009 appr cier que de fa on indirecte Comment en effet voir ce qui n est plus De bien des textes perdus il ne nous reste que la trace d une absence le souvenir d une manifestation dans le pass semblable une silhouette en creux voquer une uvre disparue c est s efforcer de circonscrire un trou b ant tourner patiemment autour du vide jongler avec les hypoth ses et user de toutes les ressources du conditionnel comme l a magistralement montr l essai de Roger Chartier sur Cardenio Si tout peut dispara tre m me une pi ce de Shakespeare notre imaginaire garde de cette situation de fragilit quelque chose comme la terreur psychanalytique toute une mythologie de la litt ra
11. erdus dans les marges ou les c t s J exhume une curieuse litt rature qui semble vou e la poussi re ces revues d su tes pi ces de boulevard br lots parisiens livraisons du Magasin des familles pamphlets depuis longtemps mont s en graine dont parlait non sans compassion Julien Gracq Mes carnets de notes sont remplis de noms d inconnus qui c toient d autres noms encore plus inconnus auxquels je cherche offrir un peu de vie r siduelle l image de ce Gueorgui Gourevitch cit en ouverture auteur de science fiction prolifique dont nous n avons en fran ais qu une nouvelle de vingt pages peine conserv e dans une anthologie rarissime imprim e Moscou vers 1960 Pourquoi se pencher sur ces feux teints ces m moires damn es Pour le plaisir de jouer les Orph e et tenter de faire revivre ce qui n est plus ce que j ai sauv du n ant semble avoir gagn une pr sence plus forte un clat plus bouleversant que ce qui tait toujours rest l Ou peut tre pour cet effet de vertige que suscite chaque petite d couverte mesure que je m ne mon exploration je saisis l tendue de ce que je ne sais pas encore Ce monde n glig qu a t il de commun avec notre histoire de la litt rature concentr e sur quelques uvres canoniques et une poign e de grands auteurs Je perds pied je m gare et je poursuis le voyage dans cet oc an de t n bres bien loin de ce
12. erniers si cles sur ce que Thibaudet nommait le bout de la fl che ou la pointe po tique extr me avec pour cons quence de donner voir la litt rature comme une activit prise en charge par un petit nombre d acteurs de rupture pionniers ou pr curseurs Quelques arbres cachent une for t pour reprendre une image d j mobilis e pour rendre compte d un essai de Franco Moretti Refusant toute vision trop troite ric Dussert s int resse justement une foule de minores ayant exerc leur plume selon d autres 1 G Gourevitch L Infra du Dragon 1958 in Le Messager du cosmos R cits d anticipation scientifique d auteurs sovi tiques traduit du russe par Louis Gaurin et Victor Joukov Moscou Editions en langues trang res s d probablement 1961 p 144 145 On retrouvera ces m mes phrases en espagnol en ouverture du tr s onfidentiel manifeste de l infra r alisme 1976 r dig par le Chilien Roberto Bola o E Moretti Graphs Maps Trees Abstract Models for a Literary History London Verso 2007 trad fr Graphes cartes et arbres Mod les abstraits pour une autre histoire de la litt rature Paris Les Prairies ordinaires 2008 Voir ce sujet M Escola Voir de loin Extension du domaine de l histoire litt raire Acta fabula vol 9 n 6 Essais critiques Juin 2008 http www fabula org revue document4291 php crit res et joue avec l effet de d familiarisation que produit
13. es termes leur mort n est pas tout fait la mort plut t un trange sommeil de Belle au Bois dormant Dans l espace de la culture comme dans les mentalit s collectives Maint joyau dort enseveli gt on saisit en lisant ce livre que la plus grande part de notre pass culturel est une part latente pr sente comme en arri re plan et pouvant toujours b n ficier d un rappel sur sc ne Po tique de la perte Par sa sensibilit aux enjeux m moriels et aux processus de d perdition Une for t cach e suscite un rapprochement spontan avec l uvre de Judith Schlanger tout enti re habit e par la question de la transmission culturelle de la perte et de la conservation Des essais de Judith Schlanger on ne saurait mieux dire que ce qu crivait en 2008 Christophe Pradeau dans sa pr face La M moire des uvres r dit e par Verdier incontestablement ils nous aident habiter plus librement le s jour des livres Cette formule s applique peut tre avec encore plus d propos au dernier essai de Judith Schlanger Pr sence des uvres perdues Cet ouvrage singulier n est pas sans affinit s avec le livre d ric Dussert Judith Schlanger nous rappelle en effet que l histoire des lettres n est pas un panth on fig mais qu elle est le r sultat d une s lection de tous les instants la part sauv e de notre culture correspond une proportion vertigineuse d uvres disparues n glig es ou alt r es
14. ets culturels les moins conformes notre horizon d attente ou plus banalement les plus loign s de nos pr occupations Ne sous estimons pas les capacit s paradoxales de l insavoir et de l inscience qui nous pr servent pour le meilleur et pour le pire d une bonne part de la production intellectuelle de notre poque Il faut s inspirer de ce qu crit Judith Schlanger pour relire l ouvrage d ric Dussert Pr sence des uvres perdues nous en livre en quelque sorte le mode d emploi th orique et philosophique En insistant sur les discontinuit s de la m moire collective sur l trange affaiblissement du signal gt qui aboutit une perte de donn es pr cieuses Judith Schlanger l gitime le travail d un ric Dussert et cette forme de pi t dont il faut preuve son ouvrage confirme que dans le cimeti re des livres oubli s ne gisent pas seulement des uvres monstrueuses ou rat es mais galement des textes au statut plus incertain qui 7 R Chartier Cardenio entre Cervant s et Shakespeare Histoire d une pi ce perdue Paris Gallimard coll NRF essais 2011 n ont m me pas obtenu la gr ce d une valuation collective Il ne tient qu nous de jeter un regard sur ce monde inf rieur qu une lecture suffit faire revivre alors que la critique herm neutique traditionnelle concentr e sur quelques uvres canoniques tend ne voir dans les lignes basses de la litt rature q
15. ges acteurs vibrionnants du microcosme litt raire de leur temps Une for t cach e conserve une dimension profond ment m lancolique L auteur se penche en effet sur l ab me en nous faisant saisir dans un vertige sur quels gouffres est b tie la m moire collective Du pass nous ne pouvons tout retenir en nous montrant une multitude d crivains tablis de leur temps et pourtant engloutis corps et biens ric Dussert met en lumi re de fort belle fa on les impi t s de l histoire Le constat est encore plus frappant pour 5 J Gracq op cit p 668 la g n ration postromantique combien de ces auteurs de la seconde moiti du XIX si cle qui tenaient le haut du pav de leur vivant et dont les livres ont disparu des rayonnages Ces auteurs ont sombr et pourtant quelque chose d eux subsiste il reste de ces figures secondes de la litt rature une discr te pr sence comme un rayonnement souterrain un souvenir touff de ce qu elles ont t Le plus souvent ce n est gu re plus qu une trace passag re comme un indice d pos par le sort l attention d un futur limier pr sence dans une publication rudite allusion au d tour d une note de bas de page trace intertextuelle dans l uvre d un grand auteur Ces crivains oubli s Eric Dussert nous montre que nous avons encore le pouvoir de les sortir de l ombre en rassemblant les signes pars de leur activit pass e En d autr
16. i traite de constellations absentes d toiles p lies de brutales clipses et si l on veut d antimati re de l histoire litt raire Comment percer les t n bres faire appara tre comme aux rayons X les corps sombres de notre litt rature La t che n a rien d ais L clat de quelques figures majeures dissimule notre regard une foule d auteurs de second plan rel gu s dans l infiniment petit et l infiniment loin C est pour rendre compte de ce versant nocturne de l espace litt raire qu ric Dussert a crit son ouvrage on trouvera dans son livre le r sultat de ses explorations loin du canon g n ralement admis la recherche de ces auteurs du dernier rayon qui ne brillent plus que d une imperceptible lumi re Une for t cach e nous pr sente cent cinquante six portraits d crivains tomb s dans l oubli au point de m avoir d autre paisseur pour le chercheur d aujourd hui que celle d un nom et de quelques dates perdues entre les pages d un r pertoire bibliographique L arm e des morts Par son principe de composition en n gatif reconnaissons que ce dictionnaire des ombres p 18 fruit d une vaste rudition et d un labeur d archiviste opini tre parvient fort bien renverser les perspectives tablies On sait combien les habitudes sont tenaces dans le milieu acad mique qui porte obstin ment son regard lorsqu il s agit de faire l histoire litt raire des deux d
17. l alignement de ces dizaines d inconnus Page apr s page c est une autre histoire de la litt rature qui s crit ici loin des hautes cimes des grands noms des chefs d uvre consacr s nous contemplons un panorama d mesur singuli rement plus vaste que nous ne le pensions De romancier non r dit en petit directeur de revue de journaliste polygraphe en po te fantaisiste de dramaturge utopiste en aventurier malheureux de plumitif besogneux en dandy versatile le critique parcourt plus de deux si cles de litt rature en r habilitant les profils les plus disparates Ce curieux cort ge foisonnant et bariol nous rappelle la vari t des possibles de la litt rature si l on entend par l la myriade des postures d auteur et des vies d crivain qui r sultent de placements originaux dans l chiquier culturel Une chose est s re les tranges graphomanes qui habitent cette for t cach e ne sont pas vraiment des maudits Tous ont particip la vie litt raire de leur temps avant de glisser un jour ou l autre hors de la sc ne culturelle Au vrai si on peut rep rer parmi les crivains exhum s par Eric Dussert quelques traits communs on les trouvera sans doute dans un certain tre au monde oblique ou excentrique ainsi que dans un rapport tr s particulier la renomm e la plupart des figures cit es par Eric Dussert ont connu leur heure de gloire qu elles aient surnag
18. que m ont appris l cole ou l universit De la cave au grenier Pour autant l histoire litt raire n est pas un mausol e qu il faudrait remplir tout prix Que faire de ces mineurs ric Dussert nous livre sa r ponse l cart des grandes th ories En rappelant la jubilation intime du d couvreur qui ressuscite et souvent r dite un texte oubli dont la lecture a t une exp rience irrempla able Mais aussi en faisant preuve d une forme d hospitalit par l criture m me ce bataillon d gar s ramen s la lumi re Eric Dussert en fait la mati re premi re de sa propre litt rature C est la force de ces petits r cits biographiques Par un singulier processus de transsubstantiation voil que ces Charles Asselineau Edmond About Eug ne Chavette Emile Goudeau Louis Jourdan Henri Roorda Andr Renaudin Roger Rabiniaux Christian Zervos reprennent vie en l espace de quelques pages et s animent devant nos yeux aussi vrais ou aussi faux que des personnages de fiction Quoi de plus proche de la mati re romanesque que ces vies minuscules riches de coups de th tre et de p rip ties racont es avec tant d alacrit par ric Dussert Voisins du Pierre M nard de Borges ou du Dino Egger de Chevillard ces auteurs escamot s retrouvent une dignit perdue ils sont litt ralement sauv s par l criture Si Eric Dussert ne cesse de manifester un humour attendri l gard de ses personna
19. ture est fond e sur la crainte de l oubli sur la hantise de sombrer jamais dans l ab me Quel auteur n a pas trahi dans un crit public ou un fragment intime sa peur de la mort et de l extinction Comme pour se prot ger de cet effroi la sph re culturelle a labor une infinit d histoires mi r elles mi fabuleuses relatant le retour en gr ce inesp r d un auteur ou d une uvre Toiles de ma tres manuscrits gar s ditions rares correspondances d crivains combien d uvres ont surv cu sur le fil de l oubli avant d tre rapport es la lumi re comme des tr sors C est en d finitive tout notre rapport au pass culturel qui est travers par ce singulier balancement entre l id e de la perte in vitable et l espoir que quelque chose puisse faire retour dans un coup de th tre Personne n a feuillet de vieux fascicules poudreux l talage et soulev de vieux bouquins d pareill s personne n est entr dans un magasin de brocante et n a travers un march aux puces sans imaginer vaguement une d couverte de cet ordre qui transfigurera toute la situation p 54 Les propos avanc s par Judith Schlanger dans la droite ligne de cette pens e de l impermanence que d veloppait d j La M moire des uvres ne sont pas sans cons quences D abord parce qu ils nous invitent reconsid rer le r le du chercheur en litt rature celui ci aurait moins justifier la valeur du
20. u une production mineure ayant nourri l imagination d un grand auteur ou au mieux une litt rature instituante ayant l gitim la litt rature institu e Judith Schlanger nous invite le consid rer comme un univers chaotique et riche de surprises ouvert la curiosit critique et cette sublime seconde chance de la lecture Regardons donc sans trop de commis ration ces livres que nous trouvons encore parfois dans les rayonnages de nos biblioth ques de famille ouvrages jaunis jamais republi s portant dans leur enveloppe m me les signes du passage du temps Ces crits qui habitent l enfer du hors champ n en gardent pas moins une pr sence souterraine la p riph rie de notre culture d o tous les rep chages sont possibles Retenons pour conclure le conseil de Julien Gracq se souvenant de certains livres bien tranges des romans byzantins de go t comme d poque sign s par Jean Lombard que lui avait recommand s Andr Breton Tout de m me ces romans il les avait gard s 8 J Gracq op cit p 669
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