Vertiges de l`indifférenciation
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1. de la n gativit de l indiff renciation en la sublimant tr s catholiquement En croyant et en priant le vieux lutteur peut enfin s abandonner puisqu un tel abandon loin de constituer une l che renonciation repr sente son panouissement m me Il continuera 6 Ernest Psichari Le voyage du centurion ditions Louis Conard 1945 p 17 7 Ibid p 25 Vertiges de l indiff renciation 55 tre soldat commandant les autres et demeurant responsable du pou voir et de l expansion de l empire fran ais mais il aura aussi donn sa place au d sir de s abandonner en se confiant Dieu Sa servitude chr tienne sans menacer ses devoirs de militaire l autorise accepter son rel chement faire la part de sa renonciation son individualit valoriser sa d possession de lui m me Outre m re seule cette fa on d orthographier l habituelle d signa tion des anciennes possessions coloniales fran aises me semble d sor mais pouvoir rendre compte de ce qui se joue dans l imaginaire exo tique et ou colonial de l indiff renciation Si l on veut bien se rappeler que pour l explorateur et le colonisateur et je ne fais bien s r que reprendre des formules consacr es il s agit toujours de violer des espaces encore vierges d acc l rer la p n tration du d sert on con cevra sans peine et sans qu il faille lourdement insister que toute l en treprise coloniale rel ve essentiel2. d autant plus irr sistible ment fascinante qu elle repr sente l Origine la merveilleuse oasis sur laquelle elle r gne est le tout dernier massif de l Atlantide qui seul a r sist l mersion de nouvelles terres au sein du flot atlantique Quand le capitaine Andr de Saint Avit retourne volontairement dans l Atlan tide d o il avait pu autrefois s chapper en n ignorant pas quelle sera la fin de son existence d s qu Antin a aura cess de l aimer son sui cidaire empressement courir sa perte librement choisie et assum e est aussi une fa on de r gresser vers l origine de s y engloutir en une totale renonciation soi m me Rien de plus d sirable que de s an antir dans les retrouvailles avec l Origine Seule la mort permet alors de rejoindre authentiquement le plus archa que de s indiff rencier pour P ternit dans la fabuleuse perfection des d buts de l humanit c est d ailleurs une constante symptomatique du roman saharien que le d sert intensifie d autant plus la fascination de la mort qu il constitue un espace vierge pr serv et inviol depuis l origine des temps Le capi taine de Saint Avit ne sera plus qu une momie d orichalque soigneu sement num rot e et class e dans la crypte cadavre d sormais imp rissable mais cependant quasiment anonyme de se retrouver int gr dans l interminable s rie des innombrables amants d Antin a 54 tudes fra
3. du roman de Jean Jacques Neuville dont la mort du h ros ne fait que porter son comble sa stup faction l thargique parachever son engourdissement est la preuve du prodigieux pouvoir d absorption et d assimilation exerc par les espaces du grand Sud qu on croyait pou voir asservir et ma triser Plus profond ment il est aussi l aveu du v ri table d sir du colonial qui n est autre que de se dissoudre et de s an an tir dans l ailleurs de s indiff rencier en de tr s lointaines contr es Personne n avait sans doute mieux compris que Victor Segalen qu un tel enlisement mortif re est dans la plupart des cas la cons quence directe des tentations exotiques et coloniales S il ne cesse de revendiquer le droit absolu de l exote d tre libre vis vis de l objet qu il d crit ou ressent c est Justement pour pr server l int grit de son individualit des pi ges de l assimilation et de l osmose de la fusion et de la confusion Dans une telle perspective rien de plus dangereu sement insupportable que les Loti qui sont mystiquement ivres et inconscients de leur objet qu ils m langent eux et auquel ils se 3 Dans Le d sert Mode d emploi Aide m moire pour une pist mologie de l aride Traverses 19 1980 4 Toutes nos citations de Segalen sont videmment extraites de l Essai sur l exotisme Une esth tique du divers Fata Morgana 1978 Vertiges de l indiff renci
4. de l crivain Sah li Lamarche parvient r primer victorieusement la r volte de Belkassem la t te de ses Berb res Une brillante et surtout sanglante victoire une vraie boucherie toujours est il qu il go te voluptueuse ment la joie du triomphe dans l intime compagnie d une charmante adolescente qui bien s r n est autre que la propre fille de Belkassem qui vient d tre tu ne s inqui tant gu re d une telle confusion de Pamour et du droit de cuissage Il n emp che que sa sant se d grade qu il d cide pour se soigner de regagner Paris et de retrouver sa douce fianc e europ enne se d barrassant au passage de son joli joujou de sa petite Mauresque puisqu aussi bien l orgueil intime de la race lui interdit de fonder une dynastie de Lamarches africains sic Paris il m ne la vie facile et dissolue d un jeune homme riche tuant son d s uvrement dans les mondanit s et les r ceptions Il songe de plus en plus d missionner quitter l arm e et se marier quand enfin un ultime sursaut d nergie le pousse abandonner cette vie m prisable et retourner au Maroc o il reprend la vie commune avec sa belle houri De nouveaux combats des embuscades une fois de plus couronn es de succ s Jusque l rien de bien tonnant et je n aurais pas pris la peine de r sumer aussi exp ditivement que possible un roman aussi d sastreux et calamiteux s il ne se trouvait que co
5. explicitement formul s par le texte mais aussi son malheur se reporter au sinistre d nouement du r cit n est ce pas justement de ne jamais tre com pl tement sorti de l enfance c est dire de l emprise de la M re Alors qu il est d j presque un homme ce rude C venol farouche et obstin continue ne pas r sister ses reproches quand les menaces de tous les autres chouent Et plus tard au S n gal lorsque sa solitude colo niale devient trop oppressante c est toujours elle qu il songe en pre mier lieu s enfermant dans de douces r veries maternelles plut t que de courir les filles comme les autres spahis L isolement plut t que la sexualit plut t que d autres femmes qu elle Nul hasard dans ces con ditions s il repr sente aux yeux des filles de Saint Louis une sorte d homme f tiche puisqu aussi bien il n est f tiche que pour masquer 56 tudes fran aises 26 1 la castration de la m re Sa liaison avec Cora ne peut qu chouer lamentablement parce que sur le plan sexuel cette liaison est celle d adultes et tr s logiquement le malheureux spahi tromp et bafou n a d autre solution que d aller se faire materner dans un climat d in nocence pr sexuelle par Fatou gaye l enfantine n gresse qui le cajole le soigne le dorlotef La triste fin de Jean Peyral si compl tement absorb par les colonies que fort symboliquement son cadavre est d vor
6. meilleure expression dans certains espaces g ographiques privil gi s probablement serait il plus d cisif de d velopper de d ployer ces fan tasmatiques particuli rement activ es et ou r activ es par les entre prises coloniales afin de tenter de mieux comprendre ce qui favorise leur pouvoir d attraction assure leur pr gnance perp tue leur emprise relativement indiff rente aux contingences historiques Ainsi comment ne pas remarquer l insistance de ce d sir d in diff renciation qui saisit in luctablement l Occidental aux colonies en particulier lorsqu il rencontre le d sert Par cette notion d indiff ren ciation je veux d signer un puissant d sir d identification au pays et ou ses habitants un insurmontable d sir d osmose de fusion et de con fusion qui vont jusqu la perte d identit et la totale d perdition du sujet force de se d personnaliser il s an antit compl tement s abolit et s vanouit dans les mirages du d sert Refusant de laisser subsister en lui la moindre once d alt rit il est victime d une tr s maligne m mification g n ralis e exactement comme on parle de cancer g n ralis ne supportant plus la moindre diff rence il dispara t dans sa propre indiff renciation Il ne sera plus rien tant il a d sir tre le m me S effa ant suicidairement dans le deuil de toute alt rit J en donnerai un premier exemple en choisissant tr s volon
7. par Antin a qui fait embaumer ses amants apr s avoir joui de leur corps Ces aven turiers pris de libert ont accept de se laisser dominer par la sensualit de la femme et de s an antir dans leur amour Car ils n ignorent pas quel funeste destin leur est finalement promis mais ils y consentent au point de revenir de leur plein gr dans l Atlantide s ils avaient pu s en chapper ils d sirent m me finir momifi s et statufi s dans la crypte D finitivement immobilis s dans le bronze alors qu ils furent tous de grands voyageurs tenant par dessus tout leur libert de mou vement dans les immenses espaces d sertiques Identiquement fig s et gain s d orichalque dans la crypte fun raire uniform ment momifi s et num rot s devenus presque anonymes dans cette sinistre r p titivit de leur destin e individuelle alors qu ils taient tous convaincus de l ir r ductible singularit de leur personnalit quand ils partaient vaillam ment la d couverte et la conqu te du Hoggar Quelle d rision pour ces chevaliers du Sahara que de p rir d amour quand ils voient que leur temps est fini aupr s d Antin a qui d j d sire le prochain pr tendant Quel reniement pour ces guerriers que de mourir compl tement h b t s et stup fi s force de fumer immod r ment ce kif qui seul peut leur apporter l oubli de leur d laissement Ils ont tous suc comb la mortif re s duction d Antin a
8. par les vautours du S n gal nous apprend ce qu il en co te de ne jamais s tre vraiment s par de la m re Car contrairement ce que l on pourrait d abord croire l espace colonial n est nullement l antith se g ographique du terroir natal mais tout au contraire le pro longement la reconduction l extension du territoire de l enfance qui repr sente aussi l poque de la m re Dans le Roman d un spahi le S n gal imaginairement parlant constitue l exact quivalent de les pace r gional de l enfance des C vennes natales Un pays dont il devient progressivement impossible de se d tacher Jean Peyral viten parfaite symbiose avec le S n gal auquel il est attach par une foule de liens intimes et myst rieux auquel il se sent retenu enlac par toute sorte de fils invisibles d entraves t n breuses et quand son nom vient sur la liste de ceux qui vont partir pour regagner la France il permute il c de son tour un autre soldat car la d livrance inat tendue lui fait peur La formule est on ne peut plus claire qui fait de son d part des colonies une nouvelle et insupportable expulsion hors du corps maternel Jean Peyral incapable de rompre les amarres de couper le cordon entre dans une sorte de sommeil qui est d j une fa on de s enliser dans le n ant de s indiff rencier dans l ailleurs de mourir au monde dans ces Terres de soleil et de sommeil pour reprendre
9. qu un unique exemple en soulignant sa valeur paradigmatique Si un roman tel que L Atlantide de Pierre Beno t paru en 1920 a connu un aussi immense succ s au point de largement d passer les sept cents ditions rien qu en langue fran aise c est justement parce qu il parvient th matiser tr s effica cement en reprenant les imageries mythologiques les plus cul es cet imaginaire de l indiff renciation qui impr gne tant de fictions exo tiques lui donner une forme romanesque particuli rement attrayante Tout le monde se souvient de cet extraordinaire hypog e de marbre rouge o sont rang es chacune dress e dans une niche individuelle et soigneusement tiquet e num ro d admission nom et pr nom grade militaire date et lieu de naissance date et lieu de mort les 5 Un article publi dans L crit du temps n 4 1983 Vertiges de l indiff renciation 53 cinquante deux momies des corps humains merveilleusement trans form s en statues d orichalque des pr c dents amants d Antin a De quoi sont donc morts tous ces valeureux hommes d action des soldats des explorateurs que rien semble t il ne pouvait d tourner de leur mis sion au c ur du Hoggar Ils sont morts damour tout simplement Aussi incroyable que cela puisse d abord para tre ces chevaliers h ro ques des temps modernes que sont les officiers m haristes ont accept sans se r volter de se laisser charmer envo ter
10. un plus terrible monstre que le N ant Le n ant est de glace et de froid L Entropie est ti de Le n ant est peut tre diamantin L entropie est p teuse une p te ti de C est clair l exotisme de Victor Segalen se veut une force de dis tanciation et de s paration qui n a d autre but que d encore et toujours couper le cordon ombilical comme s il ne cessait chaque instant de se reconstituer dans les ailleurs exotiques d enlacer et entraver l exote 52 tudes fran aises 26 1 un effort de tension et de durcissement qui ne supporte pas les mar cages symbiotiques du matriciel pour d signer plus clairement et plus brutalement ce que recouvre imaginairement son d go t du mou du ti de du p teux etc Tout se passant comme si l espace colonial autorisait et m me favorisait une r gression vers la m re qu a justement pour fonction de contrecarrer le pat rialisme occidental Segalen n a d s lors d autre but que de mettre un terme un tel d sir d osmose et de confusion d introduire des diff rences et des marques pour court circuiter cette pulsion d indiff renciation Il faut d s lors bien com prendre que Segalen constitue une sorte d hapax dans le cadre de lexo tisme visant moins s inscrire dans l envo tement de ses imaginaires qu les d construire avec la plus lucide intelligence Son entreprise dans son extr me clairvoyance est en somme le n gatif tr s dur et t
11. Article Vertiges de l indiff renciation Alain Buisine tudes fran aises vol 26 n 1 1990 p 47 57 Pour citer cet article utiliser l information suivante URI http id erudit org iderudit 035802ar DOI 10 7202 035802ar Note les r gles d criture des r f rences bibliographiques peuvent varier selon les diff rents domaines du savoir Ce document est prot g par la loi sur le droit d auteur L utilisation des services d rudit y compris la reproduction est assujettie sa politique d utilisation que vous pouvez consulter l URI https apropos erudit org fr usagers politique dutilisation rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l Universit de Montr al l Universit Laval et l Universit du Qu bec Montr al II a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche rudit offre des services d dition num rique de documents scientifiques depuis 1998 Pour communiquer avec les responsables d rudit info erudit org Document t l charg le 16 novembre 2015 09 17 Vertiges de l indiff renciation ALAIN BUISINE Le d sert fut pour moi le lieu privil gi de ma d personnalisation EDMOND JAB S Du d sert au livre D s que la critique aborde les douteux parages du roman colo nial il n y a rien qui lui apparaisse plus urgent qu une s v re con damnation politique et id ologique A juste titre car insupportable ment ra
12. ation 51 m langent perdument Rien de pire que cette abolition des distances et cet effacement des diff rences car d une telle identification de l exote son objet r sulte une d perdition une d gradation du sujet dont lex p rience exotique devrait tout au contraire renforcer l individualit et augmenter la personnalit L exotisme tel que le con oit Segalen est un incessant effort pour maintenir et m me intensifier l infrangible duret de l alt rit contre les insidieuses douceurs de l adaptation de lacclimatation de ad quation Un constant effort esth tique et sty listique de la coupe et de la frappe pour chapper aux leurres de la proximit et de l intimit aux trompeuses facilit s de l identification aux nivellements et aux aplanissements de la m mification toujours sinistrement r ductrice Par d finition la contamination et la propaga tion du M me est entropique ayant pour unique horizon la mort qui n est autre que la g n ralisation des affinit s et des conformit s l ex tension de l indiff renciation La sensation d exotisme c est pour Segalen le pouvoir de Concevoir autre c est la notion du diff rent la perception du Divers la connaissance que quelque chose n est pas soi m me La conscience de l imp n trabilit de l ailleurs est fonda mentalement constitutive de l individualit de l exote car l exotisme n est nullement la compr hensio
13. cistes machistes militaristes souvent plus symptomatiques des bas fonds de l imp rialisme occidental que vraiment litt raires documents qui finalement rel vent plus de la sociologie et de l his toire des mentalit s qu ils ne concernent directement les probl mes de criture la grande majorit des fictions coloniales n invite pas le cri tique la mansu tude et au pardon le colonialisme dans la plupart de ses immondes versions romanesques n est vraiment pas rago tant et attirant et tant d articles pointus de monographies savantes qui croient sauver de l oubli des crivains toujours injustement n glig s quitte d ailleurs leur faire payer au plus haut prix leur ph m re r surrection en les prouvant et en les fl trissant Je voudrais vous faire red couvrir un tel pour vous apprendre qu il tait le plus inf me des racistes au total ne donnent que le d sir de les replonger au plus vite dans cette obscurit m rit e dont ils n auraient jamais d sor tir Mais est ce cependant une raison suffisante pour s empresser de d noncer comme faux et n gatifs tous ces imaginaires qui ne cessent d informer et de saturer ce genre de litt rature qu elle ne cesse de produire et ou de reproduire massivement C est bien trop exp ditivement se donner bonne conscience en faisant comme si nous tions en tant que sp cialistes de la d construction id ologique totalement abr
14. coloniaux qu aux C vennes matriarcales de la m re patrie correspond dans le Roman d un spahi ce S n gal qui conserve en son sein Jean Peyral encore et toujours enfant Mais loin de r activer le sujet et de l enrichir nerg tiquement de renforcer son potentiel et sa personnalit cette compl mentarit du natal et du colo nial signe sa perte Ainsi le travail de l imaginaire parce qu il fait du s jour outre mer une continuation une aggravation m me de la pr gnance maternelle finit par parasiter et renverser les propositions id o logiques du colonialisme Tout se passant comme si l ici r gionaliste et l ailleurs exotique l poque de l enfance et la dur e du service mili taire op ra ient leur jonction maternelle pour faire l conomie de la loi paternelle et du volontarisme masculin afin de mieux pr cipiter le colonial dans cette indiff renciation ce sans coupure qui Pont tou jours fascin 14 Qui tr s symptomatiquement qualifie de patriarcale la motte de terre de l Exote son Terroir cf Essai sur l exotisme p 49
15. evant et en privil giant dans Le voyage du centurion ces passages o domine d abord la valeur n gative du d sert qui n est qu une forme vide et o tout se r sorbe dans le n ant de l Afrique dans son visage glac et son masque de mort il n est pas question pour moi de trahir l explicite positivit du roman de Psichari qui est le r cit de la conversion du soldat s achevant glorieu sement par son agenouillement et son ardente pri re mais simplement de souligner que m me dans une telle fiction qui met au premier plan la r g n ration morale et religieuse de l officier colonial le vertige de la chute dans le n ant et dans l indiff renciation est cependant loin d tre absent Maxence ce chevalier m hariste ce crois de la chr tient bien qu il soit un homme de gloire et d action d h ro que vertu et de m le fiert n anmoins sombre plus d une fois dans un complet abandon au bord d une infinie d sesp rance Qui plus est le mysti cisme ne constitue t il pas dans son cas l vidente sublimation de cet affect passif de la soumission du laisser aller et du renoncement qui sont au fondement m me de la tentation de l indiff renciation La vraie r ussite de Maxence du strict point de vue de l imaginaire c est de parvenir pr server la pulsion active son statut et ses obligations de militaire ses vertus de guerrier son sens de l action son efficace pragmatisme
16. it s intellectuellement distanci s de tels imaginaires tout au plus de tr s na ves mythologies qui ne prendraient que sur le grand public tudes fran aises 26 1 1990 48 tudes fran aises 26 1 comme si nous ne les partagions d aucune fa on C est aussi trop h ti vement consid rer que l imaginaire ne serait par d finition et de toute vidence que le trompeur travestissement de la v rit historique plus largement une d formation et une falsification du r el Or il faut bien concevoir que tr s fr quemment les m mes imaginaires traversent les pires productions id ologiques et les meilleurs ouvrages Qu ainsi par exemple et je choisis dessein un rapprochement particuli rement provocant et m me ind cent Pierre Loti qui sans tre le pire des colonialistes n est quand m me pas un mod le de progressisme et Edmond Jab s dont l thique est on ne peut plus exigeante et intran sigeante disent jusqu un certain point la m me chose quand le d sert les inspire s inscrivent dans le m me registre de l imaginaire en leur commune fascination du vide et de la mort C est pourquoi plut t que de se contenter d une ni me d nonciation des lamentables mentalit s coloniales et de leurs sinistres avatars litt raires dont on rend un peu trop vite et trop unilat ralement responsables certains imaginaires qui n ont peut tre eu que le tort de trouver leur plus efficace agent et leur
17. lement d un imaginaire masculin de la conqu te en tous les sens du terme Rien de plus viril que l officier m hariste s enfon ant dans des contr es insoumises pour assurer la domination de la civilisation Mais souvent l espace colonial loin d activer et de confirmer une telle volont va insidieusement autoriser son complet renversement qui est d autant plus int ressant et signi ficatif que le colonialisme dans ses justifications id ologiques que r per cute souvent le romanesque se pr tend un mouvement de r g n ration et de reviviscence il s agirait de rendre de l nergie la France affaiblie par les mollesses et les corruptions de la civilisation d assurer un renou veau fran ais en d couvrant dans les ailleurs de nouvelles sources d nergie capables de stimuler et de fortifier la patrie d bilit e Or outre mer le militaire perdant ses nergiques r solutions et sa ferme d termination sombre souvent dans une extr me passivit quelquefois dans un total abandon de soi m me qui va de la d ch ance la folie et la mort qui avoue pour le dire tr s et trop vite une incontestable pr gnance du maternel en tant que principe de fusion et de confusion pouvant aller jusqu la perte d identit On pourrait dans une telle perspective relire tr s pr cis ment tout Le roman d un spahi de Pierre Loti La principale caract ristique de Jean Peyral sa positivit en croire les jugements
18. mmence alors pour Olivier de Lamarche une vie tr s paisible trop paisible m me Progressivement il s engourdit il sombre dans une apathie et une inertie qui pour le dire en des termes moins psychologiques mani festent l emprise croissante de la pulsion de mort cette force irr pres sible et r gressive dont on sait bien qu elle tend la r duction com pl te des tensions c est dire ramener l tre vivant l tat inorganique comme le soulignent Laplanche et Pontalis On pr vient l officier de plus en plus atone qu il va recevoir une nouvelle affectation Son caract re militaire le retient de protester Mais il sait il sent que sa vie doit se terminer Sah li Saurait il tre heureux en dehors de son bordj dont le soleil avive les angles II envisage un d part de l oasis comme contraire son destin Il a trop souffert pour acqu rir cette paix Une immense lassitude d action le p n tre Il n a plus la 50 tudes fran aises 26 1 force de partir parce qu une adaptation inconsciente des liens mys tiques le retiennent Sah li ce ksar f minin la pr cision est d im portance et j y reviendrai qu il aime comme tel Il est paralys par une sorte d an mie mentale Apprenant un jour le mariage de sa fianc e parisienne il n a plus qu un d sir fumer le kif Je vis pour la seule volupt de oubli reconna t il Finalement il p rira assassin dans le s
19. n aises 26 1 Totalement d personnalis radicalement ni en tant qu individu de n tre plus qu un parmi tant d autres des corps qu elle a un jour d sir s Nous sommes alors bien loin de cette affirmation orgueilleuse et solitaire de la personnalit de cette r g n ration physique et morale de l individualit que semblait promettre a priori le Sahara dont tout laissait croire qu il autoriserait un ressourcement du sujet affaibli et d grad par les facilit s et les corruptions de la civilisation occidentale Tout au contraire toujours ce m me renoncement soi m me cette m me propension l indiff renciation qui tentent galement Maxence le c l bre h ros du Voyage du centurion d Ernest Psichari quand la nuit est tomb e sur le d sert L heure tait douce de renoncement total de doux abandonnement L Afrique est ainsi tout fait semblable cette heure Elle est de soumission et non de r volte Il faut y ob ir et non plus se cabrer sous le joug Oui cette heure l tait d ob is sance de confiance parse D ob issance quoi De confiance en quoi Maxence l ignorait il tait p n tr de la mansu tude de cet instant nocturne Clo tr dans son d sert comme le moine dans son monast re Maxence se plie la stricte observance il coute pieuse ment les heures tomber dans l ternit qui les encadre il meurt au monde qui l a d u En pr l
20. n parfaite d un hors soi m me qu on treindrait en soi mais la perception aigu et imm diate d une incom pr hensibilit ternelle Dans sa syst matique recherche de l cart et de l espacement Segalen n a de cesse qu il n ait multipli les dishar monies les discordances les oppositions les antinomies les irr duc tibilit s les incompatibilit s les imperm abilit s Seule la coupe du discontinu permet de contrecarrer les m langes et les amalgames de se soustraire aux viscosit s et aux mucosit s de l homog n isation par d finition p teuse et poisseuse terriblement gluante et ali nante C est pourquoi l exotisme de Segalen qui ne saurait supporter les chaleurs et les moiteurs de l treinte qui perd conscience d elle m me force d embrasser son objet est aussi froid et dur min ral et glacial coupant comme un rasoir Et l auteur des mm moriaux n aura jamais t plus proche de ses r pulsions que lorsqu il crit en marge de son manuscrit que il y a une formule terrible venue je ne sais d o L entropie de l Univers tend vers un maximum Ceci a pes sur ma jeunesse mon adolescence mon veil L Entropie c est la somme de toutes les forces internes non diff renci es toutes les forces statiques toutes les forces basses de l nergie Je ne sais pas si les actuels soubresauts de la pens e le d mentent ou le confirment Mais je me repr sente l Entropie comme
21. ouk sans avoir rien fait pour viter une telle mort qui lui avait t pr dite s abandonnant avec fatalisme sans r agir son destin Dans son cas l adaptation trop r ussie l acclimatation trop par faite aboutissent une v ritable d personnalisation du sujet vid de lui m me une compl te disparition de son lan vital De fa on d au tant plus int ressante et significative que le roman a au d part choisi un h ros positif volontaire nergique nullement un contemplatif un mystique Or ici le conqu rant finit par s puiser et se consumer dans ses propres conqu tes militaire et sentimentale par se retrouver incor por par la civilisation qu il devait soumettre Comme si pour reprendre les distinctions propos es par Michel Korinman et Maurice Ronai la pulsion active conqu te pacification colonisation venait suicidairement s ab mer dans l affect passif fascination motion ravissement Comme si le rapport encratique au d sert quadriller mili tairement et diriger administrativement les territoires occup s se ren versait en un rapport endotique assimiler la spatialit nomade et les con duites des hommes du d sert se conformer leur exp rience et galer leur ad quation au lieu qu ils occupent La volont de dominer s in verse en une satisfaction d tre incorpor et assimil en une somnolente passivit Le d nouement particuli rement d liquescent et d bilitant
22. r s contrast des imaginaires r gissant habituellement le d sir de l ailleurs Ce qu il refuse obstin ment c est justement ce qui assure leur pr gnance aux mythologies exotiques De fait il n est rien de plus courant dans les romans coloniaux et surtout sahariens que cette figure paradoxale du h ros dont lex tr me virilit le caract re nergique et d cid l ardent d sir d action sombreront progressivement dans une insondable apathie dont la volont de s affirmer s enlisera d finitivement dans une h b tude de lindiff renciation Au point que m me les plus illustres hommes d ac tion n chapperont pas cette indiff renciation cette d personna lisation qui repr sentent la fa on dont les ailleurs exotiques se vengent des conqu rants M me un guerrier un meneur d hommes comme Lawrence d Arabie tel du moins que l analyse Jean Michel Hirt dans L Uniforme du d sert n aspire finalement qu se perdre dans la foule qu s installer dans lavilissement dans un Tout qui quivaut la destruction de soi s arabiser se fondre dans le monde arabe puis dans celui de La Matrice dans le broyeur en devenant simple soldat sous un nom d emprunt Ross et un matricule Impossible ici de recenser tous les romans qui partant d une nergique affirmation du h ros actif et positif trouveront leur couronnement dans l acceptation de sa passivit Je ne d velopperai
23. tai rement un roman aussi abominable id ologiquement que nul litt rai rement en l occurrence Sous le burnous bleu de Jean Jacques Neuville publi chez E Fasquelle en 1927 dont la factice pr ciosit de l criture 1 On aura bien s r compris qu il ne s agit nullement de fournir un quelconque alibi psychanalytique aux fantasmes coloniaux en les revalorisant dans l ordre de l ima ginaire mais de montrer que les n cessit s et les complexit s de l imaginaire peuvent inverser certaines programmations id ologiques 2 Pr cisons que si le d sert constitue incontestablement le lieu privil gi de lindiff renciation il est loin cependant de repr senter le seul ailleurs o elle exerce son emprise Vertiges de l indiff renciation 49 ridiculement guind e ne saurait sauver le naus eux droitisme patrio tique et colonialiste C est l histoire du lieutenant Olivier de Lamarche qui est nomm responsable du bureau de Sah li dans le Sud du Maroc un officier colonial mod le avec tout ce qu il faut de morgue militariste et de m pris pour les bourgeois planqu s de racisme envers les Arabes et de d dain pour l inf riorit des femmes Quand nous aurons pr cis que rien ne le charme plus que les ardents accords de la cantil ne suivante De trois passions trois volupt s Je ne suis jamais rassasi Le cheval et la femme Et les verres d oubli on en saura largement assez sur sa personnalit et sur celle
24. un c l bre titre de Psichari Exotisme et r gionalisme sont en troite correspondance la fin du XIX si cle l un et l autre promettent un regain d nergie ins parablement litt raire morale et nationale Identiquement dans ces deux genres litt raires dont l loignement g ographique ne les emp che nullement de proposer distance mais compl mentairement une sem blable qu te des nergies il s agit de r agir contre la d cadence de la France et du romanesque soit en se ressour ant dans la terre natale soit en recherchant de nouvelles sources d nergie dans les immenses espaces coloniaux qui fantasmatiquement repr sentent autant d in puisables r serves n guentropiques De telle sorte qu la r gion 8 Pour plus de pr cisions voir Alain Buisine Enveloppements in Notules Sans Absolue Conviction publi par le Groupe de Recherche sur l Enseignement des Langues au Maroc n 20 1986 9 Le roman d un spahi Livre de Poche 1974 p 155 10 Jbid p 155 11 Ibid p 155 12 Comme le montre fort bien Pierre Citti dans Contre la d cadence Histoire de l imagination fran aise dans le roman 1890 1914 PUF 1987 13 Contre la d cadence p 255 Vertiges de l indiff renciation 57 d origine et ses prestiges maternels car l enracinement dans le terroir sauf chez Segalen se situe du c t de la m re vont correspondre len veloppement et le maternage
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