enjeux epistemologiques, methodologiques et
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1. ENJEUX EPISTEMOLOGIQUES METHODOLOGIQUES ET POLITIQUES DES TECHNOLOGIES COGNITIVES Contribution de Bernard Stiegler la rencontre d Ars Industrialis consacr e aux technologies cognitives le 5 novembre 2005 14 heures 30 au th tre de la Colline Le concept de technologies cognitives a vraisemblablement merg plus ou moins simultan ment en diff rents lieux Il a t mis en 1993 au fondement du laboratoire Costech que j ai fond et dirig l Universit de Compi gne pr cis ment pour en mener l exploration syst matique tout aussi bien sur les plans conceptuel qu exp rimental et technologique et dans un premier temps pour marquer une distance fondamentale avec les paradigmes issus des sciences cognitives Celles ci tr s paradoxalement pr tendaient tudier la connaissance humaine qu elles appelaient la cognition d signant aussi par l et plus g n ralement toutes les formes de cognitions y compris animales voire v g tales tous les comportements des tres vivants dans leurs rapports leurs milieux en prenant pour mod le l ordinateur c est dire la machine computationnelle rapportable la th orie de la machine abstraite d finie partir du th or me de Turing Le paradoxe tenait pour nous ce que cette th orie de la machine abstraite ne prenait pas du tout en compte la place de la technique des outils des instruments des proth ses des machines et des appare2. est en cela que leur apparition et leur volution constituent une mutation des formes de savoirs contemporains L enjeu des technologies cognitives n est donc pas une simple question technique ou industrielle c est la cl m me du devenir des caract ristiques pist mologiques de notre poque Et c est la question de ce que dans le manifeste d Ars Industrialis nous appelons les nouvelles formes d hypomn mata reprenant un mot tudi par Foucault dans L criture de soi et qui d signe d j chez Platon Ph dre comme hypomn sis la m moire artificielle L hypomn se comme mn motechnique est donc un cas particulier de technique faite pour garder la m moire tant entendu que si toute technique se constitue spontan ment en support de m moire il y a des techniques qui sont express ment faites pour cela Et dans le langage contemporain on appelle ces techniques des technologies cognitives Ces technologies cognitives en tant qu elles agencent selon des dispositifs nouveaux les m moires internes et les m moires externes qui forment par leurs relations le fait cognitif complet constituent une nouvelle poque du savoir et il en va ainsi parce que d une part la sociogen se c est dire la condition d apparition d un tre social est une technogen se il n y a pas de soci t humaine sans technique et les formes de soci t s sont li es aux formes de syst mes techniques et la technogen se e
3. r sonances internes qui structurent ou m tastructurent un processus d individuation psychique et collective en sorte que se transforment les conditions de cette individuation au niveau des dispositifs r tentionnels que constituent les r tentions tertiaires nouvelles en quoi consiste la technologie cognitive qu il s agit de concr tiser et qui modifient les conditions dans lesquels on acc de au milieu pr individuel travers lequel l individu psychique et l individu collectif peuvent s individuer de concert La mise en uvre d une telle m thodologie suppose cependant une organisation industrielle tout fait nouvelle de la conception de la production et de la diffusion de ces technologies cognitives et o une puissance publique doit accompagner le temps de constitution du dispositif cognitif complet l accouchement de tels dispositifs est n cessairement le fruit d une politique capable d tablir des pratiques nouvelles qui inventent des processus d individuation nouveaux Cette politique est n cessairement une conomie politique elle vise constituer une conomie et donc une solvabilit moyen ou long terme Mais elle ne le peut qu la condition de constituer tout d abord des externalit s qui sont les conditions de formation de solvabilit s futures ces externalit s sont de l ordre du moyen et du long terme temporalit s qui sont devenues incompatibles avec la vitesse de socialisation des produi
4. Les probl mes que posent ces technologies de contr le ouvrent des questions tr s graves tout aussi bien que des perspectives nouvelles et passionnantes sur le plan cognitif mais aussi sur le plan affectif et qui n ont pas encore t s rieusement explor es sinon par le cin ma par exemple travers de grandes figures comme Eisenstein Resnais Fellini ou Hitchcock et qui ont t parfois effleur es par exemple dans le dialogue entre Serge Daney et Gilles Deleuze Les projets de r alisation de technologies cognitives les plus int ressants auxquels j ai contribu consist rent dans la r alisation d un poste de lecture assist e par ordinateur pour la biblioth que nationale de France d une station de lecture audiovisuelle pour le d p t l gal de l audiovisuel de l INA puis de concepts de productions documentaires hy yperm dias pour la t l vision num rique toujours l INA Dans le domaine de l appareillage des aveugles pour l largissement de leur perception spatiale Costech r alise galement des travaux tr s importants sous la direction de Charles Lenay qui mit ainsi au point une m thode de travail reposant sur la ph nom nologie exp rimentale pour l tude et la d finition de boucles sensorimotrices constitu es par des m diations techniques Toutes ces exp riences ont permis d une part de caract riser les sp cificit s et les potentiels cognitifs apport s par les proth ses cognitives en g n
5. ral et plus particuli rement par l ordinateur les m moires num riques les objets temporels discr tisables et d autre part de mettre au point une m thode de conception coop rative entre ing nieurs et d veloppeurs d un c t conduits par une logique d offre industrielle et d un autre c t praticiens laborant et formalisant de nouvelles cha nes op ratoires cognitives partir de pratiques irr ductibles de simples usages en mati re de conception de technologies cognitives il ne faut pas viser le destinataire de ces technologies comme un usager mais comme un praticien dont la pratique n est justement pas r ductible un usage L usage est aujourd hui ce qui est prescrit soit par un mode d emploi soit par un discours d accompagnement du marketing soit le plus souvent par les deux et en fonction des int r ts de la socialisation la plus rapide possible du produit industriel cognitif en vue de garantir le retour sur investissement le plus grand possible pour l acteur conomique qui soutient le produit Et il est en cela quasiment antinomique de toute activit pist mique celle ci ne peut se constituer que dans le temps long de la pratique qui est aussi un processus d individuation au sens pr cis ci dessous Il faut mettre en uvre des m thodes de conception qui s appuient sur des cercles de praticiens et o la boucle de r troaction n est pas simplement un retour d usage mais une voluti
6. evenu le milieu par excellence des technologies cognitives ces l ments de cadrage g n ral du contexte de la discussion qui se d roulera au th tre de la Colline le 5 novembre 2005 je voudrais ajouter quelques l ments factuels et quelques enseignements conceptuels ou m thodologiques issus d exp riences auxquelles j ai moi m me particip en collaboration avec de nombreuses personnalit s dont celles qui ont bien voulu prendre part la s ance d Ars Industrialis de ce 5 novembre Philippe Aigrin Alain Giffard et Jean Pierre Mabille ou encore Charles Lenay du laboratoire Costech professeur l universit de Compi gne et Bruno Bachimont galement professeur l universit de Compi gne et directeur scientifique de l INA et qui participa aux premiers travaux de Costech Les id es et m thodologies qui ont t explor es et pratiqu es au cours de ces exp riences et projets de r alisation de technologies cognitives reposaient sur la base axiomatique voqu e au d but de ce texte et ont mobilis le concept husserlien d objet temporel critiqu et revisit et d o vient la question de la r tention tertiaire ce fut le cas en particulier pour ce qui concerne les technologies culturelles qui posent des probl mes tr s sp cifiques tant par excellence les technologies des soci t s de contr le en ce qu elles permettent par exemple de vendre du temps de cerveau disponible Coca Cola
7. ils dans l laboration de la cognition alors m me qu elle prenait comme mod le de ce qu est que la cognition en g n ral une machine mais dont elle proposait une th orie fausse en l occurrence par le fait d une id alisation qui suppose que le ruban constituant la fonction de m moire de la machine de Turing est infini ce qui permettait au cognitivisme de ne pas prendre en compte ce que j ai appel la finitude r tentionnnelle et dont je pose au contraire que c est partir de cette finitude de la m moire et de sa suppl ance proth tique qu une connaissance devient possible C est donc en posant comme principes premiers que toute m moire est finie et que toute machine est concr te c est dire galement finie que j ai propos de raisonner en termes de technologie cognitive et de d placer radicalement la probl matique des sciences cognitives C est sur cette base qu a t cr Costech qui se consacre aujourd hui encore l tude des technologies cognitives En Californie apparut peu pr s la m me poque le concept de cognition situ e Ce mod le de la cognition pose que c est par une situation spatiale que le dispositif de cognition doit tre d crit ce qui conduit au concept de m moire de externe il y a des m moires externes et c est l articulation entre m moires externes et m moires internes de l tre vivant humain qui constitue le cognitif La th orie de la m moire que j ai d ve
8. in donner sa juste place la technique au del de la fascination et de la peur
9. jeux la fois philosophiques thiques et politiques de ce processus mondial de temporalisation industrielle des consciences A travers une s rie d ouvrages intitul e La Technique et le Temps dont le troisi me volume est paru r cemment Le Temps du cin ma et la question du mal tre Galil e 2001 il a engag un dialogue serr et original avec la ph nom nologie de Husserl mais aussi avec des penseurs de la technique comme Heidegger Leroi Gourhan ou Simondon La production des objets temporels n est qu un aspect particuli rement frappant d un processus plus g n ral d ext riorisation de la conscience dans la multiplicit des supports d inscription ou de r tention dont les technologies d enregistrement et de diffusion num rique ne sont qu un des avatars les plus r cents Philosophe enseignant l universit de Compi gne Bernard Stiegler a toujours entretenu des relations privil gi es avec le monde technologique scientifique et industriel Il a t directeur g n ral adjoint de l INA Institut National de l Audiovisuel de 1996 1999 il est aujourd hui la t te de l IRCAM o scientifiques philosophes et artistes cr ent et pensent de nouvelles techniques du temps instruments de musique technologie num rique etc La r flexion sur le fait musical participe ses yeux de la constitution d une nouvelle politique de la conscience d une cologie de l esprit qui saurait enf
10. lopp e dans le premier tome de La technique et le temps est tr s proche du point de vue de la cognition situ e Elle pose qu il ny a cognition humaine proprement parler c est dire invention de savoirs et de connaissances qu partir du moment o appara t outre les m moires internes de l esp ce germinale et de l individu somatique une troisi me m moire externe et technique dite piphylog n tique et venant se combiner avec la m moire nerveuse de l individu humain pig n tique et avec la m moire biologique de l esp ce humaine phylog n tique La technique en tant que r sultat de ce que Leroi Gourhan a nomm le processus d ext riorisation est ici intrins quement une structure de m moire Ce que j ai ensuite conceptualis avec Husserl et la ph nom nologie comme question de la r tention tertiaire est une autre version de ce m me th me mais pens e depuis l exp rience du temps qu est la ph nom nologie de l objet temporel La r tention tertiaire est ce qui permet de constituer des mn motechniques c est dire des techniques express ment faites pour conserver et transmettre la m moire et qui sont la base de la constitution des savoirs formels et th oriques c est ainsi que l criture alphab tique est la condition d apparition de la g om trie aussi bien que du droit de l histoire ou de la philosophie Les technologies cognitives sont aussi de telles mn motechniques et c
11. on de l instrument au sein du dispositif cognitif complet comme agencement de m moires individuelles internes et de m moires externes collectives et technologiques le tout s individuant au sein d un processus d individuation psychique collective et technique o le concepteur de technologie cognitive est tout aussi bien l accoucheur et l agenceur de dispositifs pratiques complets o se produit donc une co conception en deux directions celle qui va de l inventeur de la proposition technologique vers le praticien et celle qui va du praticien vers l inventeur Les pratiques nouvelles engendr es par une technologie cognitive nouvelle et qu il s agit de faire merger au cours de l exp rimentation et de la d finition de cette technologie proviennent des savoirs d tenus par les praticiens qui constituent un fonds pr individuel au sens de Simondon et les conditions de mobilisation c est dire d individuation de ce fonds pr individuel sont transform es en profondeur par le r agencement qu y op re le dispositif cognitif nouveau qu il s agit de r aliser Les praticiens sont alors ici des claireurs et des catalyseurs de nouveaux dispositifs cognitifs complets c est dire des transducteurs et des transindividueurs produits par le dispositif cognitif labor et je me r f re galement ici aux concepts de transduction et de transindividuation de Simondon ils produisent des processus de
12. rant ceux ci comme nouvelles informations de ces bases C est l un exemple de pratique qui ne se r duit pas un usage Un autre l ment tient ce que je pose les technologies cognitives contemporaines comme des cas d hypomn mata produits par un processus de grammatisation De la mis re symbolique 1 M cr ance et discr dit 1 c est dire de discr tisation du continu et qui est la poursuite dans le domaine hypomn sique de ce que Leroi Gourhan appelle le processus d ext riorisation Or un processus de grammatisation engendre toujours et simultan ment un processus de d sindividuation de destruction d un processus d individuation psychique et collective existant et un nouveau processus d individuation D sindividuations et nouvelles formes d individuation sont l enjeu politique des formes contemporaines d hypomn mata que l on appelle ici les technologies cognitives Cet enjeu est l objet d une lutte politique et conomique Biographie Bernard Stiegler par Elie During La technique n est pas seulement de notre temps elle produit du temps en commen ant par appareiller nos consciences et diriger leur flux Lorsque le cin ma par exemple adopte les proc d s de la t l vision l industrie culturelle et la production massive de nouveaux objets temporels semble en voie de ma triser l ensemble de notre temps Bernard Stiegler explore depuis quelques ann es l origine et les en
13. st elle m me une pist mogen se les formes de savoirs voluent avec les formes des syst mes technique Dans le manifeste d Ars Industrialis nous posons que les technologies cognitives issues du monde industriel de l information forment avec les technologies dites culturelles de la communication le monde des technologies de l esprit tant entendu que par ailleurs ces technologies fusionnent pr sent du fait de la num risation Les technologies de l esprit sont donc les occurrences les plus r centes de la question des hypomn mata dont l examen syst matique et rigoureux a commenc d s la M sopotamie Les M sopotamiens disposaient par exemple d j du concept de catalogue c est dire de ce que dans le langage informatique nous appellerions un directory d crivant le contenu d un fichier par un autre fichier et cette poque l le fichier d crit est un panier contenant des tablettes d argile le fichier descripteur comportant ce que l on appelle aujourd hui des m tadonn es inscrites sur une tablette qui d crit le contenu des autres tablettes rassembl es dans le panier Cette tablette supporte donc un m talangage de description au sens o SGML standard de gestion lectronique de documents mis au point pour l arm e am ricaine est un langage de description de texte qui est l origine des langages hypertextuels comme HTML ou XML r gissant aujourd hui le fonctionnement du web lequel est d
14. t dire pour tre compl te et l erreur classique de la m taphysique y compris comme cognitivisme consiste ne d crire d un ph nom ne qu une partie de celui ci Cela signifie par exemple que l on ne lit vraiment que ce que l on est capable de r crire ou plus g n ralement de r inscrire ventuellement dans un autre m dium que l criture J ai r cemment revisit ce th me avec le concept de circuit de l exclamation De la mis re symbolique 2 Cette probl matique est aussi explor e comme logique du Petit Poucet c est dire des conditions dans lesquelles on peut s orienter dans un espace mental ce qui arrive au Petit Poucet errant dans la nuit et y b tir une cardinalit ce qui est aussi le sujet de Qu est ce que s orienter dans la pens e de Kant la condition est de pouvoir y semer des cailloux ce qui signifie en technologie cognitive de pouvoir produire des annotations dans le fonds pr individuel que l on individue par exemple un texte que l on lit et o l on inscrit sa lecture ou des moments de sa lecture Ce fait avait d abord t mis en vidence par une tude r alis e pour l a ronautique aupr s d ing nieurs maintenanciers travaillant l entretien d avions civils et devant utiliser des bases de donn es o ils ne parvenaient pas s orienter jusqu ce que leur fut offerte la possibilit d encoder et de transmettre leurs parcours dans ces bases en int g
15. ts industriels sur les march s des biens de consommation courants Dans ce bref expos de ce que j entends par technologie cognitive et des questions de m thodes de conception de ces technologies industrielles qui seront au c ur des activit s cognitives de demain je n ai pas pu voquer d autres axiomes que je crois d finitoires du sujet et qui doivent commander les laborations conceptuelles et les protocoles d exp rimentation et de r alisation en ces mati res C est pourquoi j ai mis sur ma page personnelle quelques textes qui d veloppent ces points et j en ajouterai d autres dans les semaines venir plus particuli rement pour ce qui concerne la conception d objets temporels audiovisuels discr tisables et d lin arisables dont je crois qu ils seront au c ur des m dias audiovisuels num riques qui se substitueront la t l vision hertzienne voir sur ce point le num ro 781 de Courrier International 20 26 octobre 2005 Apr s la t l la triomphe de l image nomade pp 46 54 L un des l ments les plus importants qui est l uvre dans ces diff rents textes et que j ai formul au moment de la conception du Poste de lecture assist e par ordinateur con u pour la BNF mais qui ne fut pas achev du fait du d sengagement de celle ci consiste poser que lire c est crire et que plus g n ralement une perception suppose une action motrice pour tre accomplie c es
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