Pourquoi Dworkin intéresse les philosophes ?
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1. HABERMAS La pr tention F universalit de l herm neutique in Logique des sciences sociales et autres essais Paris PUF 1987 p 272 S gt 26 20 POURQUOI DWORKIN INT RESSE LES PHILOSOPHES 299 reconnaissant l apport de l autre l largissement de sa propre concep tion Habermas reconna tra ainsi que toute r flexion m me si elle se pr tend critique prend naissance et s enracine dans un horizon historique fini qui en d termine par avance les limites Toutefois son estime ceci ne supprime pas que du contraire la n cessit d un jugement critique qui soumette les habitudes du monde v cu Lebenswelt ou les vidences du sens commun au filtre d un examen rationnel Celui ci devra faire le d part entre la survivance ill gitime d un texte d une institution ou d une pratique p rim s ne reposant sur d autres fondements que la domination et la violence et la prise en charge active d un h ritage culturel auquel la soci t actuelle aura conserv ou renouvel son adh sion La raison de meure certes critique mais elle cesse d tre pure pour accepter de se situer l horizon d un contexte toujours d j donn que la raison entreprendra d s lors de r interpr ter dans un sens plus juste en vue de l mancipation Habermas merge donc de son long dialogue avec Gadamer avec le pro jet d une appropriation critique de la tradition qui va trouver sur le terrain du droit et singul2. tr s loign quant leur contenu et leurs proc dures des r alit s juridiques continentales Pourquoi d s lors tant de philosophes bien au del du monde anglophone s int ressent ils ces questions ou en tout cas aux r ponses qu y apporte Dworkin Peut tre les philosophes se sont ils montr s sensibles au conseil que leur adressait Cha m Perelman dans les ann es soixante quand le chef de file de la Nouvelle Rh torique invitait ses coll gues philosophes d lais ser quelque peu le paradigme math matique privil gi depuis Platon pour se tourner vers le droit et singuli rement la pratique judiciaire afin d en apprendre quelque chose notamment quant la m thode de solution des 1 B Frydman est le Directeur du Centre de Philosophie du Droit de l Universit Libre de Bruxel les 292 Beno t FRYDMAN questions pratiques Il est ind niable que le centre de gravit de la philo sophie pratique s est d plac depuis deux ou trois d cennies de la politi que et de la morale vers le droit H est galement remarquable qu F int rieur m me du champ somme toute classique de la philosophie du droit une partie au moins des tudes ne se limite plus une tude abstraite ou historique des grands concepts la justice le droit naturel l quit mais s int resse une raison juridique situ e et singuli rement situ e au ni veau du tribunal du proc s et du jugement C est ce qu atteste entr
3. Union pour r glementer les conditions de travail en vue de mettre un terme aux abus les plus criants furent r guli rement mises n ant struck down par la Cour supr me au nom de la d fense des princi pes constitutionnels de libert contractuelle et de libert du commerce et de l industrie chers aux P res fondateurs Face cette rigidit un courant progressiste qui devait finir par triompher invitait les jurisconsultes sor tir enfin le nez de leurs livres pour consid rer la soci t et ses besoins dans leur tat actuel Dans la c l bre affaire Muller v Oregon 5 1908 l tat de l Oregon fit appel un jeune avocat prometteur de Boston pour d fendre contre les foudres de la Cour supr me la validit de sa l gislation qui limitait la dur e quotidienne du travail des femmes dans les usines et les blanchisseries Sur les 113 pages environ du m moire brief rest c l bre qu il adressa la Cour Louis Brandeis en consacra une seule l argumen tation juridique classique et tout le reste de ses d veloppements rendre compte des tudes statistiques et scientifiques d montrant les cons quen ces d sastreuses d une charge de travail excessive sur la sant des femmes Brandeis remporta l affaire Huit ans plus tard il sera lui m me nomm la Cour supr me des tats Unis par le Pr sident Wilson 6 Parall lement le courant sociologique sociological jurisprudence se d veloppait pr nant une inte
4. d bat d une honn tet exemplaire entre les deux grands philosophes allemands Hans Georg Gadamer et J rgen Habermas Dworkin a su la poser au bon niveau celui d une pratique judi ciaire accessible la compr hension de chacun En cela me semble t il ta Ch PERELMAN Ce qu une r flexion sur le droit peut apporter au philosophe 1962 et Ce que le philosophie peut apprendre par F tude du droit 1996 in rigue et droit di tions de Universit de Bruxelles 1990 p 431 ets et p 4H ets 3 Par exemple J M FERRY Philosophie de la communication Paris Cerf 1994 p 8 les fameux tournants de la linguistique de l herm neutique et de la pragmatique comme ca ract ristiques d autant de changements de paradigme intervenus dans la philosophie con temporaine Adde p 30 mentionnant en anglais cette fois le linguistic hermeneutic pragmatic turn Ce m me tournant interpr tatif est constat dans la pens e juridique con temporaine notamment par D KENNEDY The Turn to Interpretation 58 Southern California Law Review L985 p 251 275 S9 C t Pourquoi DWORKIN INT RESSE LES PHILOSOPHES consiste l apport important de Dworkin la philosophie contemporaine qui justifie probablement l int r t que celle ci lui accorde en retour C est du moins ce que je vais tenter de montrer bri vement dans les pages qui suivent I Dworkin et le d bat am ricain sur interpr t
5. d s lors de sauver la raison juridique sans pour autant la restituer aux conservateurs Dans cette entre prise l alternative ouverte par la philosophie utilitariste travers le mou vement sociologique auquel avait succ d l analyse conomique du droit law amp economics n tait pas davantage acceptable pour lui Certes ce courant pr tendait lui aussi restaurer un caract re scientifique objectif la d cision judiciaire Toutefois en r duisant celle ci un pur calcul d int r ts pratiqu au cas par cas l utilitarisme judiciaire confondait lui aussi aux yeux de Dworkin le jugement avec un choix de pure opportunit au m pris des principes et des droits individuels garantis par la Constitution On mesure bien d sormais l enjeu et les difficult s de a t che assum e par Dworkin Il s agit rien moins que de restaurer la confiance dans la justice et l tat de droit en rendant compte du caract re rationnel et l gi 7 Notamment Robert H Bork professeur de droit et magistrat nomm la Cour supr me par R Reagan en 1987 dont Dworkin d nonce le caract re impraticable de sa conception de l interpr tation juridique fond e sur le respect de l intention originale original intent 7 i 296 BENO T FRYDMAN time des processus de d cision judiciaire Contre les sceptiques Dworkin entend montrer que la d cision du juge n est pas n cessairement le fruit de l arbitraire ou du hasard mais id alemen
6. la lettre de la Constitution et la volont historique des Founding Fathers peu suspects d avoir souhait promouvoir la cause des Noirs des femmes ou d autres minorit s d favo ris es Contre ceux ci Dworkin entendait au contraire affirmer haut et fort la l gitimit d une interpr tation dynamique de la Constitution mais Sans pour autant tomber sous la coupe de ceux qui sous le nom de r alistes ne voyaient dans toute d cision judiciaire que l expression subjective et donc arbitraire des pr f rences du juge notamment de ses choix politiques et id ologiques Ce puissant mouvement r aliste n d s les d buts du si cle se prolongea dans les ann es 60 et 70 travers les Critical Legal Studies et plus r cemment dans le courant d constructionniste se r clamant no tamment de Foucault et de Derrida Selon ses partisans l interpr tation que le juge pr tend faire de la Constitution ou des pr c dents de m me que la motivation qu il en donne ne sont finalement que de la poudre aux yeux qui dissimule au public les rapports de force qui sous tendent et d terminent la d cision judiciaire tout comme d ailleurs le droit dans son ensemble Dworkin n entendait certainement pas se rallier un tel mouve ment ce qui aurait impliqu de renoncer la pr tention du droit la raison et par l m me l id al politique lib ral d un gouvernement de la soci t par un droit juste rule of law I lui importait
7. la pierre sur laquelle jusqu pr sent les autorit s de fait se sont plut t cras es que fond es Tandis que Gadamer s attache r habiliter le pr jug dont le pr c dent constitue la figure judiciaire comme point de d part oblig de la compr hension auquel il est vain de pr tendre chapper par un point de vue illusoirement objectif et neutre Habermas ne lui oppose qu une chose est d admettre que tout interpr te est m par des pr jug s conscients ou inconscients une autre de reconna tre ces pr jug s la valeur positive de fondement l gi time des interpr tations qui en sont le fruit La t che de l interpr te consiste bien plut t mettre au jour ces pr jug s pour permettre la critique d en poursuivre la dissolution Au fil du temps pourtant les positions des deux auteurs finiront par se rapprocher sensiblement chacun 13 J RAWLS A Theory of Justice Cambridge Mass Harvard University Press 1971 14 Il ne saurait tre question ici de r sumer les termes de cette controverse passionnante dont JMA Oraa a rendu compte de mani re tr s claire dans son ouvrage Raison critique ou raison herm neutique Paris Cerf 1998 auquel on renvoie ici le lecteur ainsi bien s r qu aux ouvrages des deux grands philosophes 15 Op cit p 56 n 1 se r f rant au 1 t de la Th orie de l agir communicationnel On trouve une autre r f rence Habermas dans l ouvrage p 70 n 1 l6 J
8. ERMAS Droit et d mocratie Entre faits et normes Paris Gallimard 1997 Suhrkamp 1993 18 Cette tension essentielle donne d ailleurs son titre l dition originale allemande de l ouvrage Faktizit t und Geltung Frankfort Suhrkamp 1993 19 Droit et d mocratie op cit p 273 278 300 BENO T FRYDMAN et les solutions dessin es par les textes juridiques et les pr c dents De cette confrontation la r gle traditionnelle ressortira soit confort e soit in valid e ou encore le plus souvent r interpr t e la lumi re des exigences du pr sent Les principes g n raux du droit fournissent ainsi le moyen d une critique constructive de l ordre juridique en vigueur au nom des exigences de la raison juridique Habermas rend ainsi justice l acuit de la th orie dworkienne de l interpr tation laquelle rend compte de mani re ad quate la fois du travail d effectuation des pr c dents par les juges et de l apport critique correctif constructif qu offre en particulier aux juridictions cons titutionnelles le recours aux principes g n raux du droit dans l appr cia tion de la validit et l interpr tation des r gles ni Le droit contemporain entre autorit et raison Ronald Dworkin semble ainsi avoir tir le meilleur si l on ose dire de la controverse entre la philosophie herm neutique et la philosophie critique tout en donnant celle ci un terrain d application concret la fois particu li rem
9. Pourquoi Dworkin int resse les philosophes BENOIT FRYDMAN L uvre de Ronald Dworkin suscite un int r t remarquable parmi les phi losophes Le num ro que lui consacre aujourd hui la Revue internationale de philosophie en apporte une confirmation suppl mentaire Or ce n est pas faire injure la pens e de cet auteur que s interroger sur les raisons qui motivent cet int r t Les questions abord es par Dworkin dans ses travaux rel vent en ordre principal d une discipline la th orie du droit jurispri dence sur laquelle les philosophes ne portent que rarement le regard Le probl me essentiel de la th orie du droit contemporaine et aussi celui auquel Dworkin a consacr le plus d efforts et apport la contribution la plus im portante concerne le raisonnement judiciaire Il s agit d abord d analy ser les m thodes et les techniques auxquelles recourent les magistrats pour r soudre les affaires qui leur sont soumises pour rendre compte ensuite de la possibilit ou non de fonder les jugements sur la raison ou sur un autre socle de nature l gitimer ou contester le fonctionnement et l exercice de la justice dans nos soci t s Or un tel probl me il faut bien le reconnai tre se situe assez loin en apparence surtout dans sa dimension technique des pr occupations de a philosophie D autant que Dworkin l tudie dans le contexte particulier de la Common Law et plus encore du droit constitu tionnel am ricain
10. a tion sous le voile de l ignorance de Rawls s tait impos e au carrefour des discussions sur la justice politique Cependant on sait que l herm neutique de Gadamer elle m me inspi r e de l ontologie heideggerienne devait susciter une controverse philoso phique fondamentale avec les partisans de la philosophie critique notam ment avec J rgen Habermas d velopp e au fil d une discussion passion nante prolong e pendant une vingtaine d ann es par livres et articles inter pos s 1 Dworkin lui m me n ignorait pas ce d bat auquel il fait une br ve allusion dans L empire du droit Au del de la question technique de l interpr tation des textes c est en r alit la logique des sciences socia les la nature m me de la rationalit et finalement les rapports qu une soci t entretient avec son histoire et sa culture avec toutes les implica tions politiques que cela comporte qui constituent les enjeux majeurs de ce d bat Ce que Habermas reproche principalement Gadamer c est en d finitive de faire de l interpr te voire de chacun de nous le simple v hi cule de la tradition prisonnier d un h ritage dont il ne peut s manciper mais dont il doit au contraire se faire l agent actif cette autorit de la tradition Habermas oppose le projet moderne d une critique par la raison de la tradition dans un souci d mancipation La raison crit il dans le sens de principe du discours rationnel est
11. ans la philosophie herm neutique de Hans Georg Gadamer Dworkin se r f re V rit et m thode discr tement mais de mani re approbatrice dans l Empire du droit dans lequel il d veloppe sa th orie interpr tative du droit Dworkin retrouve dans le ma tre ouvrage de Gadamer une critique en r gle de la m thode classique d interpr tation qualifi e d historiciste qui r duit le sens du texte un fait pass et la t che de l interpr te une m thode permettant de reconstituer l intention v ritable de son auteur Gadamer y substitue une conception tout fait diff rente dans laquelle l interpr te recevant du texte le sens d une tradi tion qui l englobe lui m me cherche prolonger celle ci et la rendre effective en appliquant le texte l horizon du contexte o il se trouve lui m me plac Gadamer prend d ailleurs l interpr tation juridique comme paradigme de cette attitude herm neutique qu il appelle de ses v ux HI veut arracher l herm neutique l emprise de l histoire pour la restituer la recherche dynamique des th ologiens et des juristes l En fondant sa d ci sion sur l interpr tation des textes faisant autorit le juge actualise effica cement la tradition juridique tout en la transmettant seS SUCCCSSEUTS AUX quels son propre jugement servira un jour de pr c dent H participe ainsi au travail de r alisation du sens travers Fhistoire Wirkungsgeschichte que tente de traduire
12. ation de la Constitution En tant que th oricien du droit Dworkin se pr occupe avant tout du pro bl me cl de cette discipline les d cisions de justice par lesquelles les magistrats sont cens s appliquer le droit des affaires particuli res peu vent elles tre fond es rationnellement Et dans l affirmative quelle m thode rend elle compte de cette application rationnelle du droit Dworkin reprend son tour celte question alors que la raison judiciaire conna t tant aux tats Unis qu en Europe une crise ouverte et durable Dworkin aborde cette crise en juriste am ricain sp cialiste du droit constitutionnel foca lis sur l activit de la Cour supr me des tats Unis En effet la Cour supr me exerce traditionnellement une fonction pr minente dans le con tr le de la conformit des lois et des jugements la Constitution et dans l interpr tation du texte de celle ci ce titre les arr ts de la Cour supr me ont une importance consid rable reconnue comme telle dans l tat et l vo lution du droit et de la soci t am ricaine Jusqu au d but du XX si cle l activit du juge tait pr sent e comme une fonction quasi automatique mechanical jurisprudence d application de la foi ou des pr c dents n impliquant dans le chef du magistrat qu une marge d appr ciation discretion limit e sinon nulle En cas de difficult notamment d insuffisance ou d obscurit des textes le juge tait ce
13. e autres la post rit de l uvre de Perelman lui m me qui a fait figure de pionnier dans ce domaine Cependant l int r t que suscite l uvre de Dworkin d passe le c nacle des sp cialistes de philosophie du droit et s tend consid rablement au del tous ceux qui sont pench s sur le probl me de l interpr tation On sait que ce probl me a agit les courants majeurs de la philosophie du XX si cle au point qu on a pu parler d un v ritable tournant interpr tatif gt incurvant lui m me le tournant linguistique caract ristique de la philoso phie de ce si cle Or il se fait que la th orie du droit de Dworkin et sa th orie du raisonnement judiciaire sont d abord et explicitement une th o rie de l interpr tation En ramenant l interpr tation sur le terrain du droit Dworkin loin de cantonner celle ci une application technique ponctuelle en au contraire r v l la v ritable dimension pragmatique et permis beaucoup de mesurer concr tement les effets consid rables que les inter pr tations produisent par le biais des d cisions de justice sur la vie des hommes et l volution ou non des cultures et des soci t s la faveur de ce d bat sur la rationalit des d cisions judiciaires et des interpr tations l gales c est en r alit la question fondamentale pour la philosophie mo derne des rapports entre la raison et la tradition qui se trouve pos e Cette question qui a donn lieu un
14. ent riche d enseignement et tout fait pertinent d un point de vue philosophique Ce d bat entre raison et tradition est en r alit un produit de la Modernit elle m me C est elle qui dans son combat contre la pens e scolastique et dans le souci d ouvrir une voie possible la science mo derne avait impos un cloisonnement radical entre l autorit d une part rebaptis e pouvoir o volont et la raison qui allait devenir la science Cette s paration produisit des effets consid rables sur la philosophie du droit puisqu elle est l origine de la dichotomie moderne fondamentale entre le droit positif expression la volont du pouvoir et le droit naturel comme syst me des r gles d duites de la pure raison Ce divorce entre l autorit et la raison dans le domaine juridique devait aboutir des cons quences catastrophiques que ses initiateurs n avaient pu pr voir D une part la raison juridique pure devenue abstraite allait progressivement per dre prise sur le droit en vigueur Largement discr dit e chez les juristes d s le XIX si cle le droit naturel trouve alors refuge dans les facult s de philo 20 A la suite de L STRAUSS Droit naturel et histoire Paris Plomb 1954 on se gardera de confondre le droit naturel moderne et donc la distinction moderne entre droit naturel et droit positif avec le sens et la port e tout fait diff rente que cette distinction avait pour les Anciens 21 Sur ce point
15. es unes des rai sons non n gligeables on en conviendra qui justifient l int r t que les philosophes d aujourd hui et de demain portent et porteront l uvre de Ronald Dworkin Esp rons que le pr sent num ro de la Revue Internatio nale de Philosophie offrira ceux qui ne la connaissent pas l envie de la 302 BENO T FRYDMAN d couvrir et ceux qui l ont d j rencontr e le go t d en approfondir les enjeux Les contributions r unies dans cette livraison permettront d examiner dans le d tail et de mani re originale certains l ments cl s ou controver s s de la pens e de Ronald Dworkin Julie Allard met en vidence la dimension critique qui sous tend la phi losophie dworkinienne du jugement Stephen Guest discute sa conception du droit int grit law as integrity Michel Rosenfeld revient sur sa th orie de la bonne r ponse right answer theory qui a suscit maintes controverses et nombre de malen tendus G rard Timsit analyse de mani re critique l analogie du roman la cha ne chain novel Jean Fabien Spitz rend compte quant lui des travaux plus r cents de Dworkin sur le principe d galit Enfin Ronald Dworkin lui m me r pond l ensemble des contribu tions Universit de Bruxelles
16. i rement de l interpr tation judiciaire son terrain d aboutissement Dans Droit et d mocratie 7 Habermas montre ainsi que nous recevons de la tradition un ordre juridique dont l autorit s impose nous de mani re obligatoire mais qu il appartient aux juges lorsqu ils appliquent la loi un cas singulier de r interpr ter l h ritage juridique en confrontant celui ci aux principes et aux valeurs qui fondent la justice dans le contexte contemporain Or qui Habermas fait il le cr dit d avoir exprim cette tension fondamentale entre l effectivit de l ordre juridique tabli et la validit du droit qui ne saurait faire l conomie de la Justice LE nul autre qu Ronald Dworkin et sa th orie de l interpr tation judi ciaire Car le juge dworkinien ne peut tre accus l instar de linter pr te de l ontologie herm neutique d tre le prisonnier de la tradition 1 ne se contente pas de prolonger l ordre juridique tabli en ajoutant un maillon la cha ne des pr c dents Il ui appartient au contraire de r interpr ter cette tradition en la donnant voir rappelons le sous son meilleur jour comme un ordre juste reposant sur un ensemble coh rent de principes Ces principes qui jouent sous le nom de principes g n raux du droit un r le si consid rable dans l application du droit contemporain constituent pr cis ment l instance critique qui permet de mettre l preuve les r gles 17 J HAB
17. ivent tour de r le crire un chapitre de l histoire en sorte que l ensemble forme un ouvrage coh rent comme s il tait l uvre d un auteur unique G rard Timsit consacre cette image une analyse approfondie et critique Le juge explique Dworkin plac devant un cas difficile est confront un probl me similaire un de ces romanciers la cha ne H lui appartient d apporter l affaire une solution la fois juste et conform gt au droit en vigueur Pour ce faire il devra retrouver et recons tituer dans la jurisprudence ant rieure une cha ne de pr c dents que sa d cision pr sente viendra prolonger de mani re coh rente Il faudra en outre que le tout provisoirement form par les pr c dents et sa propre d cision donne voir le droit dans son ensemble sous son meilleur jour c est dire comme reposant sur un ensemble coh rent de principes justes Cette conception d un droit coh rent fond sur des principes justes Dworkin l appelle int grit integrity et Stephen Guest y consacre une impor tante analyse dans son article EN 8 Voyez entre autres exemples La disparition et La vie mode d emploi POURQUOI DWORKIN INT RESSE LES PHILOSOPHES 297 11 Dworkin et le d bat entre Gadamer et Habermas La th orie dworkinienne de l interpr tation si elle s appuie sur la pratique des juristes de Common Law ct sur la jurisprudence de la Cour supr me trouve un ancrage th orique fort d
18. l analogie dworkinienne du roman la cha ne On comprend ici la maladresse de cette image qui replace l interpr tation sur le terrain litt raire dans le moment m me o elle l applique au droit et pourrait consacrer l instar de Gadamer le g nie propre la raison juridi que qui s y exprime N anmoins comme le d montre son succ s Fanalo gie au moins le m rite de traduire certains concepts de Gadamer d une mani re accessible au commun des mortels en particulier aux juristes de Common Law Le roman la cha ne occupera d sormais le centre des dis 9 HLG GADAMER V rit et m thode Les grandes lignes de Eherm neutique philosophique Paris Seuil 1976 trad partielle de la 2 d de 1965 par Sacre revue par Ric ur R DWORKIN L empire du droit Paris PUF 1994 Law s Empire Cambridge Mass Har vard University Press 1986 p 56 n 1 ainsi que deux autres allusions dans le texte p 60 et 67 11 Le cas de l herm neutique juridique n est done pas un Cas sp cial mais il est propre restituer l herm neutique historique son extension int grale et ainsi r tablir l ancienne unit du probl me herm neutique dans laquelle le juriste et le ta ologien se rencontrent avec le philologue V rit et m thode op cit p 31D 12 V rit et m thode op cit p 152 153 et 321 10 298 BENO tT FRYDMAN cussions sur l interpr tation judiciaire de la m me fa on que la n goci
19. ns in tcrpr ter ceux ci par r f rence la m thode historique et philologique en d gageant du texte lui m me et des circonstances de son laboration la volont de son auteur afin d en d duire la solution du cas en discussion Le recours cette m thode peut s expliquer par des raisons pist mologi ques l histoire et la philologie dominantes cette poque imposant leur paradigme l ensemble des sciences de l esprit H se justifiait surtout par 4 Sur le d veloppement de cette m thode d interpr tation et son application au droit B Frydman Philologie et ex g se un cas d herm neutique compar e Revue interdisciplinaire d tu des juridiques 1994 33 p 59 83 Cette m thode est enseign e at x tats Unis au XIX si cle dans les facult s de droit notamment par F LIEBER Legal and Political Hermeneutics or Principles of Interpretation and Construction in Law amp Politics Saint Louis 3 d 1880 294 BENO T FRYDMAN des raisons politiques Sp cialement pour garantir la p rennit des princi pes constitutionnels inscrits dans la Constitution par les P res fondateurs de la Nation Founding Fathers Toutefois cette interpr tation conserva trice devint au fil du temps de plus en plus contestable et contest e en particulier en raison de la question sociale qui se posait de fa on pressante dans le contexte de la r volution industrielle Ainsi les lois prises par cer tains Etats de l
20. rvention active du juge dans les conflits de la vie conomique ct sociale afin de prot ger certains int r ts et valeurs dans le sens du pro gr s Ce courant tournait le dos l interpr tation juridique classique au profit d une mise en balance par le juge des int r ts en conflit balancing of interests test effectu e principalement en r f rence aux crit res de la philosophie utilitariste Ce mouvement devait influencer de mani re dura ble la jurisprudence de la Cour supr me Dans les ann es 1960 et 1970 la Cour supr me joua un r le actif dans le mouvement des Noirs pour les droits civiques civil rights movement et imposa des interpr tations pro gressistes sur un Certain nombre d autres questions de soci t par exemple la peine de mort ou la r pression de l avortement Dworkin tout en soutenant cette jurisprudence dynamique et lib rale 5 US Supreme Court Muller v State of Oregon 208 U S 412 decide le 24 f vrier 1908 6 En qualit d associate justice I y si gera jusqu sa d mission en 1939 to A POURQUOI DWORKIN INT RESSE LES PHILOSOPHES cherchait en justifier la m thode du point de vue de la raison et de la technique juridique Or il devait sur ce plan faire face trois fronts simul tan ment D un c t il lui fallait combattre les conservateurs qui r cla maient notamment au sein des administrations Nixon et Reagan un retour pur et simple l interpr tation classique
21. s allaient en chercher la voie dans les mod les anciens et m di vaux quitte s exposer parfois la critique danti modernisme Ainsi Cha m Perelman retourne t il Aristote et plus encore l ancienne rh torique et de mani re plus discr te la logique talmudi que pour trouver dans l argumentation un nouveau mod le pour la raison juridique contemporaine Mais soucieux de ne pas livrer celle ci au pur consensus des lieux communs dont rien ne garantit la valeur ration nelle il les met l preuve de l instance critique moderne de laudi toire universel Quant Gadamer c est nous l avons vu sur le mod le th ologico juridique de l interpr tation scolastique qu il pr conise la compr hension et l application des textes Mais lorsque Dworkin en trans pose les notions sur le terrain de l interpr tation judiciaire il veille lui aussi ne pas livrer le juge pieds et poings li s la contrainte des pr c dents et leur adjoint l instance critique des principes g n raux du droit Ainsi de mani res diff rentes mais en d finitive convergentes Perelman et Dworkin jettent ils les bases d une synth se entre la raison juridique des Anciens ct celle des Modernes permettant de r concilier dans l application du droit la foi due aux textes de la tradition la soif de justice et l id al des Lumi res d une mancipation de l Humanit par la raison Voil sans doute esquiss e en trop peu de mots quelqu
22. sp cialement propos de Spinoza B FRYDMAN Divorcing Power and Reason Spinoza and the Founding of Modern Law 25 Cardozo Law Review 2003 p 607 625 PourQuoI DWORKIN INT RESSE LES PHILOSOPHES p 301 sophie mais au prix d une perte compl te d influence sur la pratique judiciaire D autre part le droit positif expression de la volont pure de l autorit tablie s mancipe progressivement de toute instance critique ext rieure et se d consid re plusieurs reprises en pr tant une main effi cace aux entreprises abjectes des r gimes les plus criminels Apr s 1945 la philosophie du droit est d vast e le positivisme est intenable et le jusnatu ralisme creux Le juge lui m me est d chir plac devant un dilemme apparemment insoluble entre une application servile de la volont de l auto rit qui peut se r v ler criminelle ou simplement injuste et un jugement en quit d apr s ses propres valeurs dont rien ne garantit la l gitimit Nous voil ainsi revenus aux termes de la querelle en forme de cul de sac que nous avons relat e en commen ant entre les conservateurs et les r alistes quant la valeur rationnelle du raisonnement judiciaire Il appartenait aux penseurs les plus entreprenants de la pens e pratique contemporaine de r soudre ce dilemme en tentant de surmonter la dichoto mie radicale impos e par la Modernit entre la raison et l autorit De mani re peu tonnante il
23. t le produit de Ja recherche d une bonne r ponse right answer qui s impose lui Cette bonne r ponse qui a fait couler beaucoup d encre et suscit bien des malentendus et des controverses sur lesquelles l article de Michel Rosenfeld revient dans le d tail le juge ne va pas la trouver dans la pes e des int r ts en conflit mais bien dans une interpr tation de la Constitution de la loi et des pr c dents Cependant la th orie de l interpr tation que propose Dworkin et qui est au centre de sa conception du droit et de la raison juridique rompt d cid ment avec la m thode conservatrice bas e sur l intention de l auteur historique Selon Dworkin l interpr tation de la Constitution ou de la loi en vue de la d cision d un cas difficile hard case n est ni un acte de soumission pure lettre du texte et la volont de son auteur ni un acte arbitraire par laquelle le juge fait pr valoir librement ses propres pr f ren ces ou son intuition L interpr tation du droit est une activit cr ative cer tes mais une cr ation encadr e soumises des contraintes cr atrices telles celles que Georges Perec aimait se donner au point de d part d un exercice litt raire C est d ailleurs un semblable exercice de style que Dworkin compare l activit jurisprudentielle plus pr cis ment la r dac tion collective d un roman la cha ne chain novel au cours duquel les auteurs impliqu s do
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