SERGE TISSERON
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1. Mais ces formes d appropriation du monument individuelles et familiales ne sont bien entendu pas suffisantes pour que la m moire soit vivante D au tant plus que le monument lui m me peut servir l oubli Au del du fait qu il pr tend c l brer tout monument est un monument lev au d sir de faire partager quelque chose Et c est bien justement ce qui le rend probl matique La pr occupation de consensualit qui anime le monument fait toujours courir le risque de favoriser l enterrement des m moires individuelles au profit d une m moire collective officielle C est bien entendu le cas pour les monuments destin s comm morer les grandes causes Mais c est aussi le cas pour de nombreuses comm morations organis es lo calement autour d objets quotidiens Aujourd hui de tr s nombreuses com munes se tournent vers leur pass et vers leur patrimoine Des enveloppes financi res parfois importantes sont d bloqu es par des municipalit s pour comm morer On c l bre les vestiges locaux du pass coups d expositions et de publications En fait la plupart de ces manifestations ont moins pour but de favoriser la connaissance du pass que de rassembler les populations autour d une identit collective La valorisation du patrimoine rel ve sou vent moins dans notre pays de l appropriation du pass que de l int gra tion sociale des populations L o les grands id aux taient appel s jadis cime2. 1898 en tra na l in ternement du colonel suivi de son suicide 3 E Mi chaud Un art de l ter nit L image et le temps du national socialisme Gallimard 1996 Dans d autres un nouvel arbre est plant dans le jardin chaque nouvelle naissance et dans quelques unes un cheval est m me achet chaque nou vel enfant pour qu il le monte plus tard De m me tout d c s s accompagne de la transmission d objets ayant appartenu au d funt et de la mise en place d objets symboliques dont le monument fun raire est le plus visible Mais il n y a pas que les naissances et les d c s des individus qui sont comm mor s par les soci t s travers des objets Les tats et leurs institutions comm mo rent aussi leur naissance ou les moments essentiels de leur histoire L mission de timbres poste de monnaies et de m dailles y participe ainsi que la construction de monuments Toutes ces comm morations correspondent au d sir de cr er un lien autant qu celui d entretenir la m moire Elles peuvent cependant le cr er de deux fa ons bien diff rentes en permettant de se sou venir de ce qui a exist ou au contraire en essayant de le faire oublier Un exemple historique est donn par un pilogue de l affaire Dreyfus En 1898 apr s que l innocence de Dreyfus eut t tablie une souscription fut organis e par le journal La Libre Parole pour lever un monument au lieu tenant colonel Henry qui s
3. Ainsi Berlin a t on vu des artistes s emparer des monuments communistes pour les d tourner vandalisant une esth tique par une autre La derni re question abord e dans ce chapitre sur la chute des monuments commu nistes n est pas la moindre et a aussi une port e g n rale quelle est la place r serv e au jugement esth tique ce moment dramatique o le discours politique semble le submerger Apr s s tre tonn de la pauvret des traces que laissent dans les archives les destruc tions de monuments au regard de ceux qui accompagnent les commandes et les inau gurations il constate aussi que le d bat esth tique est peu pr s absent de la disquali fication des uvres Pourquoi ce d s quilibre D un c t une c l bration dans laquelle 218 La destruction des monuments l esth tique est toujours convoqu e comme garant d une beaut officielle et qui se tra duit par la glorification des artistes les crit res de s lection des jurys etc et d un autre une condamnation qui n est prononc e qu au nom d v nements politiques dont l art au rait t l otage comme dans ces jugements sommaires o la justice n est plus qu une fa ade Il faut dire que le paradoxe du vandalisme est de d truire des uvres d art apr s les avoir exclues du monde de l art c est dire que l acte de destruction s exerce contre une valeur qu il nie D s que le monument n est plus reconnu comme une u
4. Ces exp riences peuvent n avoir aucune relation avec les v ne ments que le monument comm more Le monument est d abord quelque chose qu on voit et vers lequel on s avance La taille du monument sa forme sa beaut son int gration dans le paysage la possibilit ou non de le gravir ou de l explorer font partie de ces exp riences Ensuite tout monument mobilise des exp riences relatives la m moire familiale Un Vend en sera mu diff remment par un monument c l brant la naissance de l insurrection de 1793 contre la R publique tout comme un protestant par un monument comm morant les massacres du Lub ron ou le petit fils d un mineur par un puits de mine transform en mus e Et ce petit fils de mineur sera sans doute mu encore diff remment face au puits de mine pr cis o son grand p re est mort et peut tre pour lui c est celui l et celui l seul qui pourra constituer un monument Enfin le monument mobilise la m moire officielle celle de la nation ou du groupe largi ou des valeurs officielles la libert le progr s la commu nication Pour l tat c est cette troisi me forme de m moire qui importe le plus Pour l individu c est souvent celle qui importe le moins L appropriation des exp riences mobilis es pour chacun par un monument s est longtemps faite par les graffitis que chaque voyageur y inscrivait le plus souvent sous la forme de son pr nom ou de son nom accompagn de la
5. Ils contiennent selon la gravit du clivage une partie plus ou moins importante des diverses composantes de l exp rience rest es en d faut de symbolisation des sensations des motions des sentiments des impulsions d acte ainsi que les fantasmes qui y sont asso ci s Au moment de leur mise en place les clivages sont toujours destin s tre provisoires Ils sont en cela fonctionnels Malheureusement tr s sou vent ils finissent par devenir durables De tels placards psychiques peuvent tre totalement muets mais ils peuvent aussi provoquer l irruption anar chique et impr visible d images ou de comportements reproduisant ceux des figures incorpor es Les monuments jouent un r le essentiel par rapport ces placards psychiques soit pour les entrouvrir soit au contraire pour les verrouiller d finitivement Les portes du souvenir Nous voyons donc que ce qui rend l inclusion psychique probl matique c est moins le clivage partiel localis qu elle tablit que le caract re durable de ce clivage La mise hors de soi dans un objet d l ments psychiques d abord incorpor s ne peut en effet tre d sign e a priori ni comme un ren forcement du clivage ni comme une r duction de celui ci Ce qui importe dans tous les cas c est la dynamique psychique engag e Les objets lus par le clivage n ont pas une fonction mais deux Ils sont un peu comme les portes du souvenir Il y a des portes qui sont faites
6. Peut on r ver qu ils aient tous les avantages d un support de m moire et aucun risque de favoriser l oubli C est vi demment impossible mais on peut essayer de s en rapprocher Vers un monument parfait Aujourd hui bien des mensonges que des monuments publics ont t ap pel s faire oublier sont mieux connus Mais la difficult est d entrevoir une mani re d viter cet cueil de fa on syst matique Deux id es pourraient aller dans ce sens Ma premi re proposition est de prendre en compte une forme de m moire qui joue un r le essentiel entre la m moire individuelle et la m 214 moire collective Il s agit de la m moire familiale La famille est en effet le lieu privil gi o l exp rience individuelle du monde dans ses aspects les plus subjectifs commence se socialiser et donc devenir publique C est pourquoi pour viter que le renoncement oppose une m moire collective intellectuelle et abstraite une m moire individuelle concr te mais solitaire et pour cela menac e de clivage il faut encourager la m moire familiale En effet les exp riences que le monument ravive sont tou jours de trois types la m moire collective qui enracine cha cun dans la collectivit la m moire familiale qui enracine chacun dans sa famille et la m moire individuelle qui enracine chacun dans ses exp riences les plus personnelles et les plus subjectives du monde tel point que du p
7. cette initiative est excellente La Ville de Paris installe galement des panneaux explicatifs dans de nombreux lieux historiques de la capitale Ces panneaux partent d une bonne inten tion Ils nous disent en quelque sorte ce que nous devons savoir Mais pour quoi ne pas imaginer d aller un peu plus loin et de placer sur chaque mo nument une plaque comme une esp ce de mode d emploi Jusqu ici les monuments ont eu pour but d imposer l image des liens cens s unir un pays ou une collectivit Osons imaginer autre chose Que ce soient les liens in dividuels et familiaux qui cr ent des monuments Pour cela les monuments doivent encourager d abord chacun tablir des liens entre ses diverses ex p riences du monde et d velopper des liens familiaux autour de sa m moire C est pourquoi la plaque qui se trouve sur les monuments ne devrait pas porter l inscription Souviens toi cette phrase est plut t une fa on d inviter chacun passer sa m moire individuelle au crible de la m moire collective officielle Mais quelque chose comme Oublie ce monument Cultive tes souvenirs Parle tes proches Une telle inscription serait comme un antidote au risque inh rent tout monument de cliver une partie de notre m moire 216 MICHEL MELOT La destruction des monuments propos de The Destruction of Art Iconoclasm and Vandalism since the French Revolution de Dario Gamboni London Reaktion Books 19
8. ouvrage sur la destruction de l art ne cherche ni s indigner ni condamner mais comprendre partir de quels clivages les rejets d un objet comme objet d art devient possible Son analyse des traitements r serv s aux uvres communistes apr s la chute du mur de Berlin peut servir de guide m thodologique du vandalisme dont elle aborde successivement tous les aspects D Gamboni montre d abord qu il y a plusieurs fa ons de d grader une uvre La mus ification pratiqu e Moscou ou Budapest n tant qu un dernier recours La destruction violente n est pas la plus fr quente dans le parc moscovite de rel gation des monuments un seul un grand Staline de marbre rouge est bris Les r volutionnaires sont g n ralement prudents Nouvel abb Gr goire Gorbatchev avait d ailleurs d s le 13 octobre 1990 pris un d cret interdisant de d grader les monuments li s l histoire nationale et ses symboles p 52 En revanche il est vrai que les monuments vis s donnent lieu des traitements symboliques c r monies de d rision d tournements graffitis Ils sont badigeonn s travestis moqu s Le vandalisme le plus sournois est peut tre celui qui laisse les monuments l abandon couverts de moisissures et de v g tation On a propos aussi d changer des monuments de l Est contre ceux de l Ouest ou vandalisme respectueux projet sur une statue de L nine des diapositives qui
9. pour tre ouvertes et pour d couvrir ce qu il y a derri re mais il y a aussi des portes qui indiquent les lieux o il ne faut pas aller Elles ne sont pas pour 211 autant inutiles parce qu elles indiquent que ces lieux existent Les objets lus par le clivage peuvent avoir ces deux fonctions Soit ils contribuent leur symbolisation progressive soit ils symbolisent l existence de domaines tenus hors pens e L important est donc dans tous les cas la forme de relation que nous avons avec l objet Si celui ci est constitu en support de m moire il accueille cer taines parties de l exp rience et participe leur transformation de telle fa on qu il contribue au travail de la symbolisation Par contre s il est constitu en support d oubli il accueille galement certaines parties de l exp rience mais c est pour les tenir l cart des processus de symbolisation et non pour participer leur transformation De tels objets cr ent comme des caves et des greniers dans lesquels nous engrangeons des histoires sans parole Dans ces histoires nous allons et ve nons au gr des gestes qu il nous faut r aliser pour les manipuler des sou venirs qu ils voquent des mots qu ils appellent Ces objets contiennent des souvenirs enkyst s et repli s selon les m canismes de la condensation et du d placement d crits par Freud dans le fonctionnement du r ve Ils ne sont pas seulement les reliques de ce qu on cache aux autres m
10. 1 Ce texte reprend cer tains aspects de Comment l esprit vient aux objets Aubier 1999 ci contre et pages suivantes Pascal Tirel Aux grands hommes ma patrie reconnaissante crypte du Panth on Paris 1999 P Tirel SERGE TISSERON Anti m moire Chaque tre humain est confront au cours de sa vie deux nigmes majeures celle de sa naissance et celle de sa mort D un c t com ment est il n et d o vient il De l autre que deviendra t il Chaque soci t tente d orga niser un ensemble de r ponses ces questions afin d att nuer la souffrance qui leur est li e Elle le fait travers des rituels rigoureusement codifi s les liens de filiation donnent chaque nouvel arrivant au monde un patro nyme et une g n alogie et toute culture d veloppe un ensemble de pratiques travers lesquelles elle honore ses morts Les objets jouent un grand r le dans ces rituels Dans cer taines familles chaque b b re oit en cadeau une gourmette ou une timbale grav e son pr nom ou ses initiales 205 2 J F Kahn Esquisse une philo sophie du mensonge Gallimard 1989 Le lieutenant colonel Henry membre des services de renseigne ment de l arm e et persuad de la culpabilit de Dreyfus r digea une fausse lettre qui fut utili s e comme principale pi ce char ge contre celui ci La d couverte du faux lors du proc s de Zola en
11. 97 En d cembre 1998 l assembl e nationale russe la Douma o l influence du parti com muniste va croissant a vot la remise en tat de la statue de F lix Dzerjinski le fonda teur de la Tcheka police sp ciale de la r volution sovi tique uvre de Evgeny Vuchetitch Cette statue se dressait depuis 1958 au milieu d un vaste carrefour du centre de Moscou devant le si ge du KGB dont les fa ades hostiles offraient au monument un cadre ap propri Le Dzerjinski de bronze r glant la circulation des Moscovites ne pouvait en tre ignor et le monument jouait la fois le r le de souvenir d avertissement et de mobilier urbain Le 22 ao t 1991 au c ur du putsch de Boris Eltsine la statue de Dzerjinski de vint l un des abc s de fixation de la foule Le c t ostentatoire du monument qui fait sa gloire le fragilise dans l adversit il est pris t moin harcel son impassibilit devient provocation Parmi les Moscovites assembl s autour du pi destal les uns r clamaient sa destruction d autres son maintien pour plusieurs raisons soit qu il faille assumer l his toire de la Russie m me dans ses parties sombres soit pour servir d avertissement en core mais dans l autre sens comme le disait cette femme qui voulait pouvoir montrer ses enfants qui avait t ce salaud l Une fois r gl le sort de la statue venait la dis cussion sur la r demption ou l oubli les uns voulant la remplacer
12. able de tout projet monu mental En effet tout monument est d di une cause qui est appel e faire consensus que ce soit la libert l tat ou le progr s La comm moration sociale par d finition n est pas individuelle mais collective Elle n est pas plac e sous le signe du souvenir mais sous celui du lien social Le mo nument est un symbole collectif destin unifier et ras sembler Or il n y a de consensus qu au prix de l oubli de ce qui divise C est pourquoi le monument d di ce qui rassemble est forc ment destin scel ler l oubli de ce qui divise Et pour parvenir ce but le monument invite chacun passer sa m moire individuelle au crible de la m moire collective afin de privil gier une sorte de plus petit commun d nominateur du souve nir Par exemple en Alsace et en Lorraine les monuments comm moratifs de la guerre de 14 18 portent nos morts alors que partout ailleurs en France ces monuments dans chaque village portent A nos morts pour la Patrie Nous savons bien que l Alsace et la Lorraine ayant t annex es par l Allemagne apr s la guerre de 1870 les Alsaciens et les Lorrains taient allemands en 1914 et firent la guerre de 14 18 dans l arm e allemande Les monuments ne disent pas le contraire Par contre le fait que ces monuments n en disent rien risque tout moment de renforcer l oubli dans une r gion o de nombreuses familles restent perturb es par
13. ais m me de ce qu on se cache soi m me Pourtant ces objets manifestent aussi le d sir que ces caves et ces greniers puissent tre ouverts un jour et en attendant ils pr servent la possibilit de maintenir les clivages psychiques qui y cor respondent sans d compensation grave Dans chaque culture chaque poque l tre humain a ainsi probablement enferm dans des objets proches des pro bl mes provisoirement insolubles en attente de solution Pratiquement dans la vie quotidienne nous lisons certains objets en sup ports de m moire et d autres en supports d oubli Par contre les objets qui sont appel s avoir une fonction de m moire pour toute une collectivit comme les monuments peuvent fonctionner comme support du souvenir pour certaines personnes ou certains fragments d exp riences et comme support d oubli pour d autres D truire de la m moire pour fabriquer du lien Parfois l oubli fait partie du projet m me du monument Tel est manifes tement le cas du monument grandiose difi par Franco dans la Vall e de los Caidos la m moire des victimes de la guerre civile d Espagne Ce mo nument ne rappelle rien des circonstances dans lesquelles la guerre civile a 212 t d clench e Il exalte les souffrances v cues des deux c t s pour mieux passer sous silence les circonstances du coup d tat Mais m me quand l oubli n est pas inscrit dans la d ci sion du monument il est ins par
14. date de son passage Le d veloppement parall le des mesures de protection du pa trimoine et des technologies de l image a favoris le formidable essor de la photographie Il para t qu aujourd hui certains voyageurs ont retrouv le go t du marteau et du burin qui permettent de s emparer d un morceau vrai du monument et de pr f rer la r alit du vestige au simulacre de l image 208 5 Voir Le Monde R gions 30 octobre 1998 C est parce qu on ne s approprie jamais mieux un monument que lorsque le corps y est engag Entrer dans le monument ou mieux encore l escalader permet de nous l approprier et de nous l assimiler bien mieux que de seulement le regarder Un monument sur lequel le spectateur peut grimper n est pas per u de la m me fa on qu un monument qu on est condamn voir d en bas Les monuments qui se veulent r publicains semblent d ailleurs tenir compte de cela On grimpe au sommet de la statue de la Libert et de la tour Eiffel Et l Arc de triomphe sit t qu on peut l escalader cesse d tre un hommage crasant l Empire pour devenir l ob jectif d une promenade familiale En revanche on ne peut en g n ral pas grim per de l int rieur dans une statue de divinit ou de personnage divinis comme Staline aussi immense soit elle et on ne peut pas non plus grimper au som met de la BNF C est peut tre un symbole que ses architectes pourraient m diter
15. ditions externes Parmi les premi res il faut qu aucune organisation fantasmatique particuli re n en trave l assimilation des exp riences il faut par exemple que le sujet ne soit pas emp ch de voir et d entendre ce qui se passe par une esp ce de c cit psychique Les conditions externes sont tout aussi importantes Il faut que 210 8 Du point de vue m tapsycho logique de tels placards constituent une forme d inconscient encapsul au sein du Moi C est ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont d cou vert et iden tifi sous le nom d inclusion psychique L Ecorce et le noyau Aubier Flammarion 1978 le sujet trouve un interlocuteur qui valide ses exp riences du monde en acceptant leurs diverses composantes no tamment affectives Si par contre ce travail d assimilation psychique n est pas possible que ce soit pour des raisons internes ou externes au sujet il en r sulte toujours un en fermement de l ensemble des donn es non symbolis es de l exp rience dans une esp ce de placard psychique 8 Les traumatismes r ellement v cus et non assimil s ne sont donc pas repouss s vers l inconscient comme dans le refoulement Ils sont litt ralement enterr s dans le psychisme comme dans des esp ces de placards internes herm tiquement clos Ces placards psychiques sont totalement isol s du reste de la personnalit et in accessibles au sujet lui m me
16. e reconna t dans une comm moration collective ne peut pas se comprendre seulement par rapport ce qui y est exalt mais aussi par rapport ce qui y est pass sous silence Si l oubli scell par une comm moration publique est aussi le sien alors cette comm moration est la sienne parce qu elle renforce son tra vail personnel d oubli Si au contraire le travail d oubli de la comm mora tion publique n est pas le sien autrement dit si le sujet veut se souvenir de choses que la comm moration publique elle veut passer sous silence alors il ne peut pas s y reconna tre Dans une comm moration publique cha cun comm more le souvenir de la m me chose mais chacun ne comm more pas pour oublier la m me chose Pourtant quand il n y a pas de monument il est encore plus difficile de se souvenir La destruction massive et syst matique des anciennes fonde ries dans le Nord Pas de Calais a irr m diablement amput la m moire des anciens ouvriers Comment se souvenir de ses gestes professionnels quand les lieux o ils ont t accomplis pendant plusieurs g n rations ont t ras s Des monuments sont donc n cessaires Les hommes ont besoin des monu ments pour vivre et pour se souvenir Mais les monuments leur font toujours courir le risque de perdre leur m moire la plus personnelle Entre l homme et ses monuments le conflit est permanent Les monuments sont tant t ses alli s et tant t ses adversaires
17. la Libert ou l Arc de triomphe Et enfin il fait appel de gestes comm moratifs solennels dans les grandes occasions ou tout au moins ritualis s Par exemple les gens s y rendent en traversant la r gion o il se trouve on y marche lentement et on y parle voix basse ventuellement on y enl ve son chapeau Enfin les monuments peuvent donner envie de parler Nous avons tous l exp rience de ces per sonnes qui d s qu on les place dans un certain lieu ou face un certain objet se mettent raconter des souvenirs Face certains monuments notamment ceux qui comm morent des v nements collectifs p nibles il arrive que des personnes qui n avaient pas jusque l parl de certains v nements se met tent en parler Dans ce travail d assimilation le langage n intervient pas seulement par les significations explicites qu il v hicule Ses composantes motives et sensorielles notamment vocales participent elles aussi au tra vail de la symbolisation D ailleurs on dit juste titre que quelqu un qui est capable d voquer certaines choses terribles sans aucune motion a bien des chances de ne pas les avoir comprises et encore moins assimil es En th orie les monuments permettraient donc de s approprier les exp 207 4 Les mo numents dont l image est r pandue partout continuent tous les jours tre photo graphi s par les touristes C est parce que ce n est pas la m me chose d ache
18. le transformaient en consommateur de supermarch Au pouvoir magique du monument correspond un comportement magique de ses adversaires Autre observation pr cieuse de Gamboni la force symbolique du monument survit sa disparition Ainsi le respect surprenant qu on accorde au pi destal qui demeure vide comme une mauvaise conscience des vandales l emplacement o tait la statue que l on v n re encore ou ces statues demi enlev es dont on garde les pieds ou les jambes qui semblent dire Je reviendrai tel le rond point de la statue de Dzerjinski Moscou devenu simple parterre apr s la croix r demptrice et avant le retour du ma tre La di versit de ces modes de destruction de l art spontan s ou calcul s joyeux ou terribles fait in vitablement penser un processus cr atif par lequel un auteur individuel ou col lectif s exprimerait autant que par une cr ation ou une rection Cette inventivit n gative est d autant plus comparable une expression cr atrice qu elle n est pas toujours contrairement un clich du vandalisme l uvre d une foule en d lire ou d un despote gar mais le plus souvent le fruit d une r flexion de d bats d une action d lib r e pro gramm e et ma tris e D Gamboni distingue juste titre les destructions venues d en haut ordonn es ou permises par le pouvoir de celles venues d en bas qui sont la cons quence de mouvements de masse
19. le souvenir de traumatismes dont la victoire fran aise a rendu la comm moration impossible comme la perte d un fils d un mari ou d un p re morts sous l uniforme allemand Ces v nements dont il n a pu tre fait tat publiquement pendant tr s long temps n ont pas pu non plus recevoir de comm moration familiale expli cite Des g n rations enti res ont grandi sans que personne ne puisse leur parler des souffrances des g n rations pr c dentes Rien n invitait non plus les voquer dans l organisation sociale et les monuments existant quand il y en avait invitaient plut t les taire C est pourquoi toutes les fois o un monument est construit quelque chose risque d tre occult Non pas qu chaque fois il y ait quelque chose qui soit intentionnellement dissimul Mais dans toute histoire collective il y a toujours pour chacun une part d histoire personnelle non r ductible ce qui s est pass pour le groupe Or un monument invite toujours chacun re noncer ce qu il y a de plus profond ment personnel dans son exp rience pour privil gier ce qui est susceptible de renforcer ses liens au groupe Le monument par sa pr sence rappelle tous que le souvenir a une compo sante collective C est sa force socialisante Mais en m me temps il fait cou rir chacun le risque de rejeter dans un ghetto mental certains de ses sou venirs C est notamment pourquoi la fa on dont un individu s
20. nter les nations les menus objets du quotidien sont appel s aujourd hui cimenter les communaut s locales On exhibe de vieux instruments de cui sine ou d artisanat de vieilles photographies des lieux publics on fait appel 209 6 Pour tre efficace le refoulement s accom pagne du surinvestis sement d autres repr senta tions desti n es barrer la route aux repr senta tions inter dites Mais elles les rappellent in vitable ment par certains caract res De proche en proche le refoulement efface done non seule ment les repr senta tions asso ci es un plaisir v cu comme interdit mais aussi toutes celles qui leur sont succes sivement associ es 7 Voir S Tisseron La Honte psychana lyse d un lien social Dunod 1992 des sp cialistes et dans le meilleur des cas on tente de f d rer la popula tion autour du projet Suffit il pour autant d associer une population un v nement pour que sa m moire soit vivante Bien souvent on ancre dans la pierre et les comm morations le souvenir de souffrances subies pour passer sous silence celui de souffrances inflig es ou de souffrances subies moins avouables Mais la m moire se venge Ce qui n est pas dit avec des mots va suinter de bien d autres fa ons et d une mani re bien plus traumatisante pour les g n rations suivantes que si on le leur avait racont Les formes de l oubli Pour com
21. oint de vue des exp riences auxquelles le monument confronte chacun il existe trois sortes de monuments les monuments individuels par exemple un objet qui nous rappelle un v nement important et que nous met tons bien en vidence sur une tag re un peu comme un monument rig dans une ville les monuments familiaux par exemple une photographie familiale c l brant un v nement important encadr e dans le salon et enfin les mo numents collectifs qui c l brent des v nements l chelle d une ville d un pays ou d une nation Si nous en restons aux monuments collectifs ces trois formes de m moire individuelle familiale et collective sont constamment imbriqu es Une m moire collective ne peut exister que si elle est nourrie par la m moire indi viduelle et la m moire familiale Inversement si une m moire collective veut s imposer contre une m moire familiale ou une m moire individuelle elle est condamn e l chec Quand la m moire familiale elle est le relais entre la m moire individuelle et la m moire collective La question principale est donc dans tous les cas de savoir comment des passerelles peuvent tre constitu es entre ces diff rentes formes de m moire Ce sont ces passerelles qu il faut encourager Cela pourrait se faire par exemple en recueillant officiellement les t moignages des derniers survivants des v nements l occasion des inaugurations et des anniversaires mais au
22. par une croix ce qui fut d ailleurs fait pendant une br ve p riode d autres par un difice plus innocent une fontaine par exemple La tension montait La municipalit de Moscou suivit avec sagesse la solution du compromis le soir du 22 ao t une grue g ante vint ravir Dzerjinski de son pi destal dans une ascension profane mais n anmoins spectaculaire pour le trans porter dans le parc du palais des Expositions o l on rel guait les sculptures du r gime honni Sept ans apr s donc la Douma d cidait de remettre Dzerjinski en tat non sans que le maire adjoint de Moscou ne s tonne Est il normal que les monuments soient abattus puis r tablis avant d tre peut tre abattus de nouveau Le Monde 15 d cembre 1998 Si la pr sence d un monument poss de une telle puissance symbolique a fortiori quelle force plus puissante encore doit se d gager de sa destruction L histoire du vandalisme n est pas qu un martyrologe Le vandalisme est partout et commence dans les r serves des mus es dans l incompr hension qui voue certaines uvres la casse ou au m pris dans tous les r gimes politiques qui portent avec eux leur conception de l art et en re jette d autres qu il le veuille ou non L histoire de la destruction des uvres d art est aussi instructive que celle de leur cr ation C est ce qu a compris Dario Gamboni qui tra vers les quinze chapitres de son
23. prendre comment le monument peut servir l oubli et non la m moire il faut avoir l esprit qu il n existe pas qu une seule fa on d oublier ce qui nous g ne ou ce qui g ne notre entourage Il en existe deux le re foulement et le clivage Ces deux m canismes qui sont parfois confondus n ont pourtant rien de commun Le refoulement porte sur des pens es constitu es d v nements imagin s ou v cus et dans tous les cas charg es de d sirs coupables C est le cas lorsqu une pens e s accompagne d un d sir rotique ou sadique que le sujet pr f re se cacher lui m me Le refoulement est donc provoqu par un conflit entre un d sir et un interdit Au contraire le clivage concerne des situations qui ont vraiment eu lieu mais qui n ont pas re u de repr sentations suffisantes parce que l exp rience a t trop brutale trop violente ou qu il y a eu interdiction d en parler La raison principale de l oubli n est pas la culpabilit comme dans le refoule ment mais la douleur physique ou morale et souvent aussi la honte 7 C est ce qui se passe dans les traumatismes graves li s aux catastrophes naturelles ou guerri res qu il y ait mort ou pas Dans tous les cas il y a souffrance Si celle ci peut tre reconnue par l entourage et partag e elle est int gr e dans la personnalit Ce travail d introjection ou comme on voudra de symbolisation n cessite la fois des conditions internes et des con
24. r les Allemands en v rit s tablies 3 Le monument t moigne toujours du d sir de celui ou de ceux qui l ont rig Le probl me est que ce d sir n est pas forc ment partag par son vi 206 siteur ou son spectateur C est pourquoi face tout monu ment la premi re difficult est d abord pour chacun d entre nous de nous l approprier S assimiler le monument L tre humain s approprie ses exp riences du monde en en constituant des repr sentations Celles ci sont d abord ver bales Le langage joue un r le essentiel dans le rappel et l en tretien des souvenirs aussi bien pour l individu que pour le groupe Mais tout individu se cr e aussi des repr sentations imag es de ses exp riences Ce sont les images int rieures qu il en garde ou les images mat rielles comme les photographies Et dans les soci t s ce sont les sculp tures les tableaux ou les films qui jouent ce r le Enfin tout individu et toute soci t se constitue galement une m moire en actes qui consiste en attitudes et en gestes comm moratifs parfois conscients et parfois inconscients Les objets et notamment les monuments ont le pouvoir de mobiliser ces trois formes de m moire de gestes d images et de mots Un monument porte des inscriptions mais aussi des images comme des sculptures ou des bas reliefs qui voquent une histoire Parfois il fait m me image lui m me pour une id e ou un pays comme la statue de
25. ssi les souvenirs de leurs r cits chez leurs descendants L ducation nationale pour rait jouer un r le dans ce sens en encourageant les petits enfants recueillir les t moignages des grands parents et des arri re grands parents Le signe d une d mocratie forte c est qu elle n a pas peur des m moires individuelles L entretien des objets du patrimoine passe aussi par un encouragement leur mentalisation permanente Cela peut ventuellement aboutir transformer le monument lui m me C est ce qu a fait Jochen Gerz l occasion de la r novation du monument aux morts de la commune de Biron en 1994 en invitant les habitants crire quelques lignes anonymes qu il a fait graver sur des plaques maill es qu il a ensuite fix es sur le monument et m me sur le socle et le sol Sans aller jusqu modifier le monument lui m me une invitation faite aux citoyens de produire des textes des dessins des mises en sc ne au sujet d un v ne ment du pass pourrait permettre de compl ter les monuments de pierre h ritiers du pass par des monuments virtuels qui seraient pour les g n ra tions venir les rep res d une m moire en volution permanente Nous ne sommes plus l ge de la pierre mais celle d Internet Ma seconde proposition concerne les monuments de pierre eux m mes Ils existent Que peut on en faire Depuis quelques ann es il est possible de les visiter en famille une fois par an et
26. tait suicid dans sa cellule Elle eut un norme succ s Des milliers de citoyens riches et pauvres particip rent la sous cription et leurs noms furent rassembl s dans un volume de 1 676 pages par le journaliste Pierre Quillard Pour tous ces souscripteurs il ne s agissait pas de dire qu Henry n avait pas menti son mensonge tait en effet tabli Il s agissait de se prouver eux m mes en l inscrivant dans la pierre d un mo nument qu ils avaient eu raison de le croire En effet pour tous ces gens Henry avait menti sur Dreyfus mais il avait dit la v rit sur les Juifs En cette ann e 1898 il fut donc propos d lever un monument au colonel Henry qui avait os dire la v rit sur les Juifs pour faire oublier le colonel Henry qui avait menti sur Dreyfus Le monument tait appel comm morer une v rit nullement tablie savoir que les Juifs mena aient la Nation pour faire oublier une v rit elle bien tablie mais g nante le colonel Henry tait un menteur et un faussaire Certains de nos monuments sont un peu comme celui que ces souscrip teurs voulaient lever au colonel Henry Ils n attestent pas d une v rit his torique tablie mais d un d sir de croire ou de faire croire Eric Michaud notamment a bien montr comment des monuments grandioses du natio nal socialisme avaient t construits pour transmuter par granit interpos des v rit s non tablies mais d sir es pa
27. ter une image toute faite et de la faire soi m me La fabri cation de limage oblige ac complir des gestes qui participent eux m mes la symboli sation de l exp rience du monde Quand on est mu ou boulevers par un spec tacle on n a pas envie d en acheter une image On a envie d en faire une photo graphie parce que seule l image qu on a faite soi m me est porteuse du souvenir de sa propre motion Voir Serge Tisseron Le Myst re de la chambre claire Les Belles Lettres 1996 riences du pass et de les int grer la fois dans l existence collective d un groupe et dans la mani re de sentir et de penser ses histoires par chacun des membres du groupe Malheureusement cela est une vision id aliste du mo nument En pratique tout monument est un objet qui n cessite lui seul pour chacun de ses spectateurs diverses formes d appropriation qui ne concer nent pas toutes ce que le monument comm more Ce d sir n est pas forc ment partag par son visiteur ou par son specta teur C est pourquoi face aux monuments la premi re difficult est souvent pour chacun d entre nous de nous les approprier Cette appropriation est pour la majorit d entre nous le principal probl me Cette appropriation concerne travers le monument lui m me trois types d exp rience qu il sus cite Tout d abord des exp riences individuelles en relation avec le monument lui m me
28. vre d art il ne peut plus y avoir vandalisme puisqu on ne d truit qu un objet ordinaire On conna t ce raisonnement pervers y compris contre l homme C est le sens de la condamnation de l art d g n r ou du jugement de ce conservateur cit par Gamboni p 89 qui d clarait que les peintures de l ex Allemange de l Est ne devaient pas tre conserv es puisqu elles n avaient rien voir avec des uvres d art lesquelles ne peuvent tre cr es que dans une absolue libert ce titre ce bon conservateur aurait sans doute br l tout l art m di val et classique les retables flamands et les sculptures de Versailles dont il est douteux qu ils aient t cr s dans une absolue libert D cid ment les vandales les plus doctrinaires ne sont pas toujours ceux que l on pense
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