APPROCHES DU TINTORET
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1. Cette premi re version du Tintoret est mont e sur un sc nario dramatique la passion de l homme et de sa ville la peinture du Tintoret c est d abord la liaison passionnelle de l homme et d une ville laquelle le peintre demande d tre juge et t moin de sa destin e Le premier moment est de d finir l art ind pendemment de la religion Si tout est rong par cette lacune vertigineuse par l Art sans Dieu l artiste n a d autre choix que cette passion inutile et intempestive qui vaut comme chapp e et comme transcendance Cet Art est laid m chant nocturne c est l imb cile passion de la partie pour le tout c est un vent de glace de t n bres qui souffle travers les c urs trou s Aspir par le vide Jacopo s engouffre dans un voyage immobile dont il ne 17 Ibid p 325 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 11 reviendra jamais Cette transcendance d ego est un rien transgressive elle engendre le laid le difforme le grotesque qui n est que l envers de cette peur devant la libert du cr ateur et de la libert de l art A cette poque fait remarquer Sartre le g nie n est pas entendez le concept de g nie et non plus le mythe de l artiste maudit La solitude effraie et la d r liction Sartre a crit des lignes justes l dessus d s 1952 propos de L Engagement de Mallarm Mais il veut ici compliquer l affaire faire tourner cette inqui tude devant l tre en resp2. absolue de l espace et c est ce qui l a fait trouver malgr lui la subjectivit A partir de l il s en soucie profond ment C est toujours par rapport nous qu il construit ses tableaux Passage capital qui unira les analyses du Saint Marc d livrant un esclave et du Saint Georges terrassant le dragon Car Sartre ajoute dans une disposition en en colonne M me d veloppement sur le temps la lumi re Invention capricieuse Qualit du personnage Le mouvement C est un programme ontologico existentiel que Sartre met en place proche au fond du drame qu il d couvrira en Flaubert d une chos ification par un regard autre et qui marque la relation au monde en un syst me de repr sentation Cette id e d une pr sence ext rieure quasi m taphysique est capitale pour comprendre d entr e dans la compr hension du Tintoret dont Sartre gardera toujours certains l ments par exemple la n gation de l acte dans le Saint Georges mais remaniera aussi profond ment son syt me d approche en introduisant ce fil conducteur de la mati re qui n est pas clairement pr sente cette poque Sartre en reste la vue de l ext rieur plut t m taphysique Que r sulte t il de l C est que l v nement devient quelque chose quoi on assiste et qui a son temps propre son espace et o les personnages d garent et se d battent L homme n est pas un autre homme sur la toile qui me regarde et que je regarde une ap
3. L Espace 1 Ext riorit des forces C est la r gle de la Nature Nature ext riorit Rien que d inertie Renvoie des forces 2 Ces forces devraient tre elles m mes ext riorit Elles ne le sont pas forces et structures C est l espace Descrption Raisons de l espace ainsi vu lumi re Exil loignement salut etc Ce plan nous permet de situer la seconde version et notamment les diff rents morceaux qui la composent l analyse du Miracle puis de la pesanteur et de l acte avec le geste enfin de la pesanteur et du temps puis l analyse du temps et de l acte avant d en venir l espace La partie sur le Miracle recouvre le texte de Saint Marc et son double ainsi que le court passage concernant Sainte Catherine la roue que nous avons titr la restitution plastique d un miracle la partie sur le Temps recoupe l analyse du Saint Georges terrassant le Dragon et doit donc se situer apr s L analyse de L Espace restait encore venir Miracle Sartre voudrait bien analyser des images exclusivement en th oricien de l espace et du signe visuel Mais il doit faire le lien avec la conscience historique de son temps Comme pour Mallarm 1952 il part de l poque et comme pour la premi re version du Flaubert 1956 Il renverse maintenant la vapeur ce sont les oeuvres qui parlent mieux que l poque Tout grand oeuvre d marre par une oeuvre princeps C est la base existentielle l originalit
4. crivain construit son essai et am nage ses effets de style La s questration Sartre la revendique comme un th me existentiel par excellence jamais il n aura l id e d en faire comme Vuillemin une pathologie Bref cette premi re version est enti rement tourn e vers l homme voyageant peu terriblement s dentaire rechignant travailler quand il doit exporter ses toiles Sartre dessine les contours d une certaine libert faite sur l ind pendance de l artisan patron Robusti met sa fiert rester un petit patron 16 le s questr de Venise Situations IV p 318 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 10 un margoulin des Beaux Arts pay la commande ma tre chez soi qui ne fait pas la diff rence entre l ind pendance conomique du producteur et la libert de l artiste Mais il semble que Sartre s accroche cette analyse marxienne d s qu apparaissent des lements trop existentiels Sur la bourgeoisie il y revient peut montrer qu Venise elle est passablement bloqu e en ce que le Patriciat le lui permet pas d investir et de poss der bref de faire fructifier le produit de son n goce A venise on lui refuse tout jusqu l humble bonheur de la trahison p 322 Le seul r sultat est la possibilit de r ver Racontant l histoire de Giovita Fontana qui se fit construire un palais sur le Canale Grande il r sume cette existence un pre d sir assouvi se retourne sur le tard en snob
5. quilibre des sujets les oppose et les unit tout la fois et fomente en outre un espace profond Mais cet espace est aussi le n tre Ainsi Sartre peut il parler dans cette sortie de l imaginaire vers un espace qui a les m mes caract ristiques que le monde r el de R volution Pour la premi re fois dans l Histoire entre 1540 et 1545 une date qu il est malheureusement impossible de pr ciser un tableau cesse d tre une surface plate hant e par un espace imaginaire pour devenir un circuit mont par le peintre qui se referme sur l aimable client le et la force d int grer sans en alt rer 29 Si l uvre est enti rement de la main du Tintoret la datation de La Visitation est incertaine Sartre adopterait plut t l avis de A Venturi 1929 qui la consid re comme une des toutes premi res uvres ainsi que Pittaluga Bercken et Tietze sur le livre de qui Sartre travaille qui la datent en tout cas d avant 1548 En revanche pour Colletti et Pallucchini l uvre daterait de 1550 30 Saint Marc et son double p 179 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 18 la nature les objets la r alit Cette sortie de l espace imaginaire vers l espace du monde est ce qui int resse le plus Sartre dans son esth tique depuis sa pr face Calder 1946 jusqu au dernier texte sur Rebeyrolle 1970 o les morceaux de bois le sang etc s importent litt ralement dans les toiles Pour le Tintoret 1l distingu
6. 2005 www michel sicard fr 12 L autre proc s qui masque le proc s de l homme lui m me c est celui que Sartre entreprend avec le Titien C est un proc s complexe qu on aurait pu croire gagn d avance au profit du Tintoret Mais le r sultat doit tre nuanc Certes le discr dit est d abord total Le Titien passe le meilleur de son temps tranquilliser les princes leur certifier que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles Pour Sartre tout est fausset dans le monde du Titien La discorde n est qu une apparence les pires ennemis sont secr tement r concili s par les couleurs de leur manteaux p 339 Idem pour la violence Un ballet dans par de faux durs aux tendres barbes de laine voil les guerres justifi es Dans son monde l ordre r gne ce qui a pour r pondant un ordre esth tique que dompt e asservie la perspective respecte les hi rarchies et que les groupes du peuple sont des agr gats affect s de quelque diversit produisant ces figures passag res alors qu il r serve aux seuls Grands l individualit Et m me dans ce monde de convention la Beaut reste telle la plus grande trahison p 340 L explication de Sartre est sociologique le Titien vient de la campagne et du fond du Moyen Age il admire les princes et traverse la bourgeoisie sans la voir Le v ritable crime moral son inauthenticit c est la vassalit th me antinomique
7. chose s il a tant exag r la dimension des organes visuels ce ne peut tre seulement par orgueil on dirait qu il pousse la limite sa capacit de voir pour mieux disqualifier la Vision Rappelons nous ses doges des choses pourvues de regard Il va plus loin pr sent le regard lui m me va devenir une choses il l a toujours t L paisse nuit mat rielle emplit jusqu d border l unique prunelle qui vit encore comment cette pesanteur opaque s arracherait elle son inertie pour aller frapper ailleurs une Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr autre opacit La vue ment le regard exile c est le r ve idiot d une marti re obs d e il n y a rien voir et rien montrer le monde est nocturne Sartre laissera tomber cette interpr tation psychiatrique du Tintoret se contentant dans Saint Marc et son double de parti pris et d obsesssion ce qui est un tour plus proprement existentiel alors que Vuillemin regroupe son analyse en th mes de restitution et th mes de r gression notamment dans Saint Georges et le dragon pour laquelle Vuillemin fait remarquer que Toutes les lignes de forces divergent partir du cadavre plac au milieu du tableau Sartre retiendra galement peu de choses de l analyse de Sainte Catherine la roue o Vuillemin parle de composition par cart lement L espace se dissipe de l int rieur et la destruction du monde s ordonne partir de l p
8. fallacieuses et r trogrades Elles nient le mouvement social et scientifique qui est en train de se dessiner Comment r soudre le probl me de la commande avec ces hantises exprim es si clairement dans les toiles du Tintoret Sartre montre que d s le d but dans le parti pris le Tintoret convertit l obsession de tomber en un syst me esth tique d s La Visitation de la Pinacoth que de Bologne que Sartre fait remonter entre 1540 et 1545 C est l que nous trouverions la premi re trace embryon de son obsession majeure Le peintre introduit des d s quilibres compens s qui du coup r tablissent les chutes dans un certain quilibre des contraires Ainsi de la Vierge de La Visitation qui monte suffoque et manque de d faillir et de sa m re Sainte Anne qui tombe en descendant pour l accueillir notre il pr te son avenir aux deux mouvements qui du coup se rencontrent et s annulent prolong e la force ascensionnelle s arrache de la Vierge et va buter contre sa m re inversement la vieille Sainte l che une violence oblique sa pesanteur qui frappe sa fille de plein fouet Poids et contrepoids comme pour les pendules et les funiculaires Deux d s quilibres en suspens qui s tayent Entre les deux femmes durci par la permanence d une tension l espace se dresse il les unit et les soutient et ce n est pas sans raison que Robusti souligne sa rigidit par l essor vertical d une colonne Tout est dit le d s
9. fragments de la description du Saint Georges et le fragment publi sous le titre Les produits finis du Tintoret sont sans doute les derni res choses que Sartre aient crites Car en effet un passage de l entretien Penser l art que j eus en 1978 avec Sartre confirme qu il n avait pas r dig la partie de son plan sur lequel nous reviendrons concernant L Espace 3 Un diteur lui demanda pour une collection d art un texte sur un peintre Sartre avait toujours aim le Tintoret il avait t int ress avant guerre d j et surtout depuis 1946 par la mani re dont il concevait l espace et le temps La Force des choses Gallimard 1963 p 394 4 Voir ce sujet Sartre e l Italia le colloque dirig par Ornella Pompeo Faracovi et Sandra Teroni Livourne Belforte Editore Liraio 1987 notamment les articles de Sandra Teroni il viaggion in Italia Roma Napoli Venezia p 23 46 et celui de Howard Davies L immagine dell Italia in Les Temps modernes p 111 132 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr Vous avez l une autre forme de pesanteur de sorte que l espace du Tintoret n est pas celui du peintre mais celui du sculpteur le Tintoret est un peintre qui peint avec les rapports l espace qu on a quand on sculpte et il tait lui m me tr s saisi par cela C tait la derni re partie qui allait venir je ne l ai pas crit pour poser une question esth tique plus g n rale p
10. APPROCHES DU TINTORET Michel Sicard Voyages gen se En 1933 Sartre d couvre pour la premi re fois le Tintoret Venise Il y fera d autres s jours Pour l heure il ne songe pas crire sur le Ma tre de Venise mais seulement s impr gner de son monde ce choc initial les divers textes en garderont toujours quelque chose ax s moins sur une th matique chronologiquement diff renci e du peintre que sur ce caract re obs dant des toiles reconnaissables entre mille En 1948 dans Qu est ce que la litt rature c est un exemple emprunt au Tintoret qui vient spontan ment sous la plume de Sartre montrant que les artistes cr ent non des signes mais des choses afin d exprimer po tiquement des sentiments dont elles seront impr gn es Cette d chirure jaune du ciel au dessus du Golgotha le Tintoret ne l a pas choisie pour signifier l angoisse ni non plus pour la provoquer elle est angoisse et ciel jaune en m me temps Non pas ciel d angoisse ni ciel angoiss c est une angoisse faite chose une angoisse qui a tourn en d chirure jaune du ciel et qui du coup est submerg e emp t e par les qualit s propres des choses par leur imperm abilit par leur extension leur permanence aveugle leur ext riorit et cette infinit de relations qu elles entretiennent avec les autres choses c est dire qu elles n est plus du tout lisible c est comme un effort immense et vain toujours arr t mi chemin du cie
11. Aussi le drame est comme vu du dehors L espace se referme sur l humanit et la totalise Analyses pr cieuses dont il restera pourtant peu de choses dans l ouvrage sur le Tintoret qui n aura pas le temps d aboutir l analyse globale de l espace Sartre d couvre que les propri t s du tableau changent plut t que d interroger le monde le tableau est vu de l ext rieur si les dimensions ne sont plus absolues alors elles sont relatives leur position par rapport un t moin qui est moi Le Tintoret a invent les spectateurs de tableau C est pour cela qu il est en m me temps moderne et pas si moderne que a belle d finition du postmoderne c est une r volution par rapport la peinture ant rieure et a annonce l impressionnisme mais non pas le cubisme et les suites qui veulent r introduire l absolu dans le tableau donc faire de l espace une qualit de l objet On dit que c est de la peinture subjective Mais je pense que le but du Tintoret fut de retrouver le subjectivisme du peintre ou du spectateur Il 5 Penser l art dans Sartre et les arts revue Obliques n 24 25 p 15 Repris dans le livre de Michel Sicard Essais sur Sartre Paris Galil e 1989 p 232 6 La Reine Albermarle ou le dernier touriste p 168 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr voulait retrouver l espace tel qu il est v cu pour nous avec ses distances infranchissables ses dangers ses fatigues pensant que c tait la r alit
12. a tendra pour Flaubert et son poque Flaubert crie Cassandre alors que le Second Empire s broue dans les paillettes et la pacotille chaque fois c est le pauvre diable que Sartre semble valoriser mais celui ci repr sentera aussi la tentation de l imaginaire de sorte que les deux pulsions se d doublent et s incarnent nouveau dans l imaginaire du Tintoret Deuxi me version 1961 En 1961 Sartre retourne Venise s journe plusieurs fois en Italie cette ann e l crit cette seconde version dont un fragment tabli par moi fut publi posthume dans Obliques en 1981 et l autre tait d j paru dans L Arc en 1966 dans le num ro Sartre sous la direction de Bernard Pingaud Notons que les deux versions ne sont pas exclusives l une de l autre sont con ues pour tager les textes dans des approches multiples analogues ce qui se passera dans L Idiot de la famille La deuxi me version remplit le second volet pr vu pour l tude apr s le premier l homme l uvre Dans Saint Marc et son double une remarque annexe permet de pr ciser la datation exacte En 50 nouvelle commande Agn s Encore une sainte celle l par malchance Tant pis apr s deux ans le Tout Venise a s rement oubli Saint Marc tout recommence Jacopo se trompe Venise n oublie jamais comme en t moigne le voile noir dont s obstine encore en 1961 couvrir la t te de Marino Faliero le doge d capit les artisans fauti
13. amen des uvres La puissance de rupture de l artiste est multipli e chez Sartre dans cette id e qu il a de l oeuvre princeps o l artiste se met tout entier Comme flaubert dans Madame Bovary le Tintoret se met tout entier dans sa premi re grande uvre Le Miracle de l esclave De ce que Vuillemin apporte comme mise en place des recherches en histoire de l art Sartre ne gardera pas grand chose ni les deux grandes r partitions des p riodes o les sujets mythologiques abondent jusqu 1550 puis de 1560 1577 apr s 1585 il n y a que des sujets religieux Sartre fait peu de cas de cette opposition entre la violence des sujets religieux et l harmonie et l quilibre des sujets profanes ni aux couples antinomiques que forment certains tableaux Vuillemin en d duit un syst me d oppositions les uvres de restitution de rivalit contre celles purement tintorettiennes les uvres profanes lyriques contre les uvres religieuses dramatiques les uvres pleines d l ments naturels contre celles o dominent les l ments surnaturels oppositions que Sartre fera jouer tout autrement Dans un autre chapitre Digression sur l art et la schizophr nie Vuillemin s appuie sur Freud tr s pr cis ment et notamment sur La Th orie psychanlitique des n vroses parue aux PUF en 1953 Il r pertorie des fantasmes sympt matiques l obsession de la fin du monde le sentiment d tranget voire m me pour son propre sexe jus
14. chacun garde pour toujours sa place h r ditaire p 340 341 Suivent une dizaine de r alit s historiques du XVIe si cle qui vont l encontre de ce songe propag par les tableaux du Titien Analyse marxiste classique qui fait dire Sartre En un mot ils veulent la Beaut ces inquiets parce qu elle rassure Mais ne nous m prenons pas cette Beaut artificielle comme Sartre lui reconna t des caract res magiques comme il aimerait la d tourner son profit Le Beau para t indestructible son image sacr e nous prot ge Cela la Beaut prot ge Sartre l a d j crit ailleurs et ce n est pas tant ce caract re talismanique qui l int resse et qu il relie la Beaut f minine au d sir que l insoup onn caract re de l g ret qui permet de relier et composer de nouvelles images loisir Venise commence 22 le s questr de Venise Situations IV p 338 339 23 Une technique sociale du roman dans Sartre et les arts Obliques n 24 25 p 68 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 13 craindre la vase des lagunes elle imagine de se sauver par la Beaut cette l g ret supr me de ses palais et de ses toiles elle pr tend faire des bou es et des flotteurs p 342 Bref le Titien est l pour imaginariser la ville et la prot ger des menaces tangibles alors que le Tintoret nous rappelle le principe de r alit La m me opposition Sartre l
15. du d voilement l intuition centrale est un coup de foudre Tout est mis en th tre pour faire une naissance Le Miracle de l esclave sort des limbes comme les b b s d entre les cuisses des femmes S il le faut on y aidera un peu Bien s r il y a des uvres avant des moments de gestation toujours des uvres de formation et Sartre y pr tera la plus grande attention Dans le Flaubert Madame Bovary se fait attendre Pour Le Tintoret pas il d chire le voile et le chef d uvre tombe comme un m t ore venu on ne sait d o Le premier tableau est une c sarienne il en sort un ordre nouveau un nouveau corps pas si fragile gesticulatif et explosant Cette explosion inutile de la fixer elle voluera pour le moment c est sous la plume celle de Sartre que cet clatement a lieu Sage femme la litt rature accouche du visible et c est pourquoi les analyses sartriennes en garderont les traces tangibles par une surench re verbale De cette litt rarit nous aurons la dose maximale jamais manuscrit ne fut plus corrig Les pages d passent rarement quatre ou cinq lignes les pages de deux lignes sont monnaie courante au diable l avarice dans le scrupule minutieux du bien dit L humour n est pas absent de cet trange floril ge On rit non Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 16 seulement du d cha nement du pinceau du Ma tre qui nulle paroi n chappe mais encore des caprices imbrid s de la mati re L
16. e cesse de multiplier les effets et les m taphores les jeux sur l oxymore jusqu la flamboyance Le style sartrien est aussi une m thode il alterne le jugement et la description pure Parfois l analyse s attache longuement un seul tableau Il a tendance d crire l infini une uvre majeure On a souvent reproch Sartre se s int resser davantage aux l ments marginaux aux d tails infimes de fouiller dans la correspondance et les uvres de jeunesse pour faire sortir des sens cach s qui chappent l uvre centrale Sartre l fait l inverse il a assez rapidement d laiss le r cit de vie pour s attacher au descriptif de l uvre il laisse m me tomber des d tails les deux lettres de l Ar tin quoi Vuillemin faisait un sort La description est un morceau de bravoure et aussi un cheminement vers le r el d crypt Elle reviendra cette description interminable propos de Wols de l aquarelle La Grande barri re qui br le Pour l instant elle se fait les dents sur le Saint Marc le Saint Georges et m me quelque Visitation ou Ascension Elle parcourt l infini un tableau jusqu au ressassement jusqu ce que la dent tombe Elle sort ainsi du syst me de l interpr tation pour se faire une pr sentation Sartre aimait le Tintoret Il n aimait pas Flaubert ni Baudelaire L empathie remplace le 31 Saint Marc et son double p 179 32 Ibid p 198 Michel Sicrad 2005 www michel sica
17. e la pesanteur comme parti pris c est dire quand elle se combine avec d autres appareils pour restituer au spectateur la troisi me dimension p 198 Mais elle est qualifi e d obsession toutes les autres fois qu elle elle se manifeste dans un tableau sans autre raison d celable que de complaire Jacopo Ainsi Sartre d clare t 1l qu il y a chez le Tintoret un narcissisme de la tonne de caract re obsessionnel Ceci donne lieu de plaisants mots d esprit ou petites descriptions piquantes Ainsi les saints ont ils selon Sartre seulement pour fonction de d montrer que l acte m me de s asseoir est acrobatique Suit une fantaisie descriptive o l on tudie la nature des nuages o les saints s arc boutent contre des poudingues bitum s D abord caoutchout s ils deviennent tout simplement du charbon avec petit mode d emploi pour s y asseoir C est le texte m me qui devient pour d crire la pr tendue obsession farcesque Le style Peut tre l essai sur le Tintoret est 1l une r flexion sur le style De la m me mani re que le peintre se reconna t en ses tableaux en multipliant les d s quilibres et les chutes le style de Sartre cultive les irr gularit s baroques C est le moment o le style d criture de Sartre est le plus corrig le plus affirm le plus caract ristique de sa verve pleine d alacrit Le plus litt raire aussi une sur correction caract rise la m thode d criture il s
18. en Le Tintoret est au coeur des notes de Sartre dans La Reine Albemarle mais en tant que livre propre il se d tachera un peu plus tard Simone de Beauvoir raconte qu un diteur lui avait command vers 1956 cette mononographie Le livre est crit certes au moment o se renforcent les liens entre Sartre et l Italie il y revient chaque ann e parfois pour de longs mois Les Temps modernes ont publi en novembre et d cembre 1946 Le Christ s est arr t Eboli de Carlo Levi En 1947 c est un num ro Sp cial Italie qui para t On lira aussi jusqu en 1961 des textes de Silone Togliati Pavese Calvino Sciascia Primo Levi Mais les pr occupations italiennes de Sartre d laisseront pen peu les aspects politiques de l Italie pour s attacher surtout l esth tique Simone de Beauvoir dit m me que Sartre crivait sur le Tintoret pour se reposer de Critique de la raison dialectique et que c est avec une grande gaiet qu il travaillait ce texte Ce travail sur le Tintoret est capital sans quitter le plan de l analyse existentielle l tude portera pour une grande part sur l uvre allant de tableau en tableau et ne parlant que des uvres C est un cas unique dans l itin raire sartrien o le travail de conceptualisation peut permettre de rendre compte de la structuration d une uvre expliquer en quoi celle ci ne rel ve pas d une th orie du go t ici le mani risme le baroque ou un certain clectisme mais excl
19. es anges se transforment en Malabars les nuages en poudingues Rien n est plus crit parce que la litt rature aide voir accoucher du visible et peu importe la mani re compte seulement le r sultat Le fragment essentiel du Tintoret de Sartre porte sur un miracle Le Miracle int resse Sartre parce qu il est une fa on de sortir de la statique des choses et de montrer dans un ph nom ne grossissant l intentionnalit Le miracle bouscule l ordre du monde Il est en cela un ph nom ne existentiel Miracle pour le Saint Marc et proph tisme pour le Saint Georges vont innerver secr tement le texte de Sartre Mais le Miracle n est pas forc ment l o on le croit L analyse de Sartre s attachera montrer que ce miracle n est pas un feu d artifice des puissances de l en haut mais un renversement des valeurs tablies tout flotte Venise mais pas Saint Marc qui tombe La raison apparente de ce renversement peut sembler elle m me l g re discutable Il ne s agit pas de consoler un Doge ou de raffermir un roi mollissants mais tout ce d rangement n a d autre but que de sauver un esclave Le saint est seulement un corps en chute libre Le Miracle prend revers les r gles pos es par le Titien pour les sujets religieux verticale absolue hi rarchie des personnages et des organismes des plans etc Bouleversement total ici D abord le Tintoret a bouscul le saint et l a mis cul par dessus t te Da
20. fs peuvent tre assur s de sa malveillance jusqu au terme de leur vie et au del Ce commentaire renvoie l article Venise de ma fen tre publi dans le num ro de la revue Verve 27 28 de f vrier 1953 o Sartre raconte la l gende du doge d capit r cit des origines de la lumi re v nitienne Cette lumi re il ne la retrouvera gu re dans le Tintoret combien Titien y excellait mais ce voile noir est le signe d une peinture organique insistant sur le faire plus que sur le voir Ce travail pour la deuxi me version constitue l essentiel de l esth tique sur le Tintoret On y lira les principaux th mes la pesanteur les temps l espace la lumi re Cela constitue le plan de la partie esth tique de l ouvrage tel qu il ressort clairement du plan que j ai r cemment donn la publication dans le catalogue Sartre de l exposition la Biblioth que nationale de France Sartre d gage nettement les lignes de force 24 Saint Marc et son double dans Sartre et les arts Nyons ditions Borderie revue Obliques n 24 25 1981 p 181 25 Mauricette Berne et Michel Sicard Sartre BnF Gallimard 2005 p 192 193 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 14 Miracle mati re grain couleur pesanteur St Marc Obsession nous n en tirons pas l ext riorit Pesanteur dans le reste de l uvre Parti pris 3 me dimension Sera ce tout pour l espace Non Plus tard on y reviendra forces
21. isme r veur une marchande meurt et ressuscite sous la forme d une patricienne imaginaire Mais l encore la dialectique socio historique s vade en un processus d imaginarisation o l on croirait entendre Flaubert Pourtant Sartre s acharne l arrivisme du Tintoret s explique par sa volont de s tre lev au dessus de l tat d artisan teinturier L aust rit du propos est enti rement d termin par la situation historique de la S r nissime le destin de cet artiste est d incarner le puritanisme bourgeois dans une R publique aristocratique son d clin En d autres lieux cet humanisme sombre s imposerait Venise il va dispara tre sans m me avoir pris conscience de soi mais non sans veiller la m fiance d une aristocratie toujours en veil La morosit que le Tout Venise officiel et bureaucratique manifeste au Tintoret c est celle l m me que le patriciat t moigne la bourgeoisie v nitienne Ces marchands qurelleurs et leur peintre sont un danger pour l Ordre s r nissime on les tient l il Mais la cit comme Ordre n est pas le dernier mot de l analyse sartrienne C est un r f rent et un t moin par rapport quoi l individuel joue et s vade Plus loin dans le texte l interpr tation glisse vers des th mes personnels sur lesquels Sartre reviendra dans le Flaubert l art comme projection de l homme sans Dieu le jeu avec la transcendance le divorce d avec le public Passion et proc s
22. l et de la terre pour exprimer ce que leur nature leur d fend d exprimer Cette r flexion sur la mati re signe cheminera souterrainement comme une interrogation sur le visage de chair le plus juste qui constitue ce qu on est en droit d attendre de l expression artistique Plus tard Sartre visisitera les moindres glises o sont les toiles du Tintoret pour v rifier la pr sence des obsessions intimes de l artiste incarn es dans sa peinture Sartre se rend compte qu il faut analyser aussi du contexte Venise le hante soci t qui est la matrice du capitalisme marchand Tout le syst me des canaux est pr texte rapprochements et disjonctions c est l son paradoxe Dans cette ville fluide Le Tintoret appara t comme un m t ore cras C est la pierre contre l eau Sartre a crit en 1953 sur Venise un texte brillant sur les canaux les ponts les palais les reflets Et galement un peu avant en 1951 dans une sorte de journal de voyage qui constitue la premi re bauche de ce livre au titre nigmatique qu il avait projet d crire La Reine Albemarle ou le dernier touriste Venise fait partie des quelques villes italiennes avec 1 Qu est ce que la litt rature Paris Gallimard 1948 coll Id e p 14 2 Venise de ma fen tre revue Verve volume VII n 27 28 p 87 90 janvier 1953 Repris dans Situations IV Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr Naples et Rome marquer l imaginaire sartri
23. la libert que Sartre ne cessera de pourchasser jusque dans L Idiot de la famille o Flaubert constitue Le Poittevin en Suzerain Du point de vue esth tique ce que dit Sartre du Titien est premi re vue trange Michel Butor faisait m me remarquer que Sartre parlait du Titien injustement comme s il ne l avait pas vu En r alit Sartre parle du Titien qu il n aime gu re moins avec des pr jug s que comme dans le cas de Flaubert pour cr er un p le d antagonismes Le Titien s oppose au Tintoret comme Dieu au Diable comme Flaubert Leconte de Lisle comme Wols Klee En un autre sens l esth tique du Titien lui fait saisir et repousser tout la fois cette esth tique double fond qui fait les choses tres saisies par l alt rit et le tremblement A y regarder le pr s l inauthenticit du Titien sert glorifier et masquer tout la fois la somptueuse d cadence de la r publique v nitienne Sartre fait remarquer que la soci t enti re envo t e admire le Titien unanimement Pourtant bourgeois et patriciens l admirent aux technocrates de Venise il donne un alibi il parle de bonheur de gloire d harmonie pr alable au moment o ils font les efforts les plus louables pour se masquer leur d ch ance Tous les marchands qu ils soient nobles ou roturiers s enchantent de ces toiles b ates qui leur refl te la qui tude des rois Si tout va pour le mieux si le mal n est qu une apparence si
24. loire du tr ne tombe sur eux comme un rayon de soleil ils la r fl chissent sur le peuple le droit divin des rois fait des peintres de droit divin Voil des barbouilleurs chang s en surhommes s Ce manuel d abord comme Sartre va le choyer et lui trouver une autre fili re originale qui le s pare des peintres courtisans Sartre nous dit du Tintoret qu il est l autre esp ce qu il travaille pour les marchands pour des fonctionnaires pour des glises paroissiales Sa culture Sommaire empirique En tout cas aux antipodes des peintres courtisans qui du reste s apprentent fort bien aux po tes de cour Eux m me Michel Ange entre autres ont fait quelques sonnets ou comme Rapha l t tent du latin Mieux Sartre fait du Tintoret un ignare qui n ouvre jamais un livre l exception de son missel C est sa pratique qui est sa culture car comment refuserait on le nom de culture cette patiente ducation des sens de la main et des l esprit cet empririsme traditionnaliste qu est encore vers 1530 la peinture d atelier Les th mes des tableaux apparemment discrets qui ne veulent rien dire et sont muets comme le monde on ne peut dire s il r fractent l origine sociale du peintre ou touchent d autres aspects fondamentaux de l esth tique de l essayiste comme la b tise qui est aussi un th me zen qui reviendra dans le Flaubert Pour l heure c est plut t sur l enfermement que l
25. mixte d negie et d ali nation aux lois de la mati re combien Sartre les cernera par ses analyses mais en partant de la description stricte des toiles et non point de cette nouvelle th orie du Sujet dont il vient d avoir l intuition Sartre y retrouve au passage d autres th mes existentiels venus d autres d terminations et d autres id ologies marxisme le peintre et sa ville Le peintre s identifie sa ville Il ne sortira jamais de Venise Sartre trouve ce th me qu il exploitera jusqu la cordre de s questr de Comme deux ans plus tard dans Les S questr s d Altona Ce th me du s questr est un th me lectif de l exp rience esth tique on ne peut penser et exprimer que par le singulier dans un enferment qui multiplie les forces mentales et les pousse au paraoxysme Cela lui permet aussi de dramatiser son ontologie C est ce caract re paradaxal qui int ressera Sartre Comment le fils d un teinturier peut il exprimer si bien une ville o tout flottte et glisse tout s change et se refuse tout la fois Les visites vers les tableaux sont des visitations Chaque toile est comme une annociation Il y a un caract re proph tique des toiles du Tintoret qui anticipe sur son temps Le proph tisme de l art par rapport l histoire est un th me majeur de l esth tique sartrienne romantique encore Il joue aussi sur le clavier postromantique ce proph te qu est l artiste devient en m me temps un maudit Voir ava
26. ns son plongeon le Saint est emport et ne ma trise plus son nergie ce qui d montre qu il ob it aux lois de la mati re Sartre met aussi en lumi re un t te t te victime sauveur tr s peu hi rarchique hors de la tradition du Titien Par ailleurs quant la lumi re na t une opposition nouvelle la nuit tombe du ciel et le jour monte du sol En fait le Saint appara t comme une masse de t n bres parce qu il est dense et lourd traduisez mat riel et l esclave t moigne que l homme jusque dans l abjection reste cr ature divine Le Saint est nocturne chute et ombre sont deux moyens de nous restituer la pesanteur dans toute sa passivit Sartre insiste Derri re un ordre de pr caution qu il emprunte au Titien et travers lui au Moyen Age un peintre tente pour la premi re fois de restituer la r alit mat rielle des apports physiques des hommes et des choses Ces rapports physiques qui font de l homme une chose parmi les choses permettent de saisir les corps dans leur densit r elle et de figurer autre chose que des id ologies et des apparitions La miracle est ainsi un anti miracle il restitue les filiations au monde et la terre des hommes et des objets Cette pesanteur est le c ur m me de la seconde version de l tude sartrienne Pesanteur et mati re La grande affaire de cet essai de Sartre est l approche de la mati re Si l existentialisme sartrien est
27. nt dans un regard visionnaire le br le et le perd Et l aveugle aussi Sartre lui m me effectuera litt ralement le m me parcours il exprime et anticipe tous les mouvements de lib ration de son si cle jusqu se perdre et en perdre la vue En 1940 Sartre avait rencontr Giacometti ami ind fectible et fr re guide dans l art de l poque moderne et touch e par les pr occupations existentielles La r f rence Giacometti revient dans Saint Marc et son double On dit que Giacometti lui fit entrevoir l espace du Tintoret son ordre spatial plus en r f rence la sculpture qu la peinture De cette vision il en restera quelque chose chez Sartre une sc ne furtive comme si du centre de la cr ation il avait enfin pu voir Dans le Saint Marc et son double il dresse une sc ne les figurines sont tout coup mises en place Or au moment que l esquisse est achev e quand il ne reste plus qu d grossir les formes pour les singulariser le Tintoret se l ve ouvre l armoire prend ses statuettes et les dipose sur une table Il les soumet cela va de soi l ordre qu il vient d tablir sur la toile Cela veut dire qu il tire et distend les d terminations de cette surface plane travers les trois dimensions L artiste appara t comme un prestidigitateur il ouvre volont l espace au volume pour donner vie des pr sences concr tes Nous verrons plus loin toutes les cons quences que Sartre en tirera
28. onsabilit globale de l homme bref en proc s Mais ce proc s n a rien des reproches v tilleux d une certaine critique litt raire fran aise des ann es 1940 1960 repr sent e par Henri Guillemin Le Proc s est la mesure du Ma tre et de la Ville Travailler seul et pour rien c est mourir de peur Il faut des arbitres A tout prix Un Jury d honneur Dieu s est tu reste Venise Et le proc s se combine avec une partie de jeu Le Tintoret s vance en une sorte de partie truqu e avec Venise il fera mine de tenir sa r ussite sociale pour une victoire mystique mais il lance un d fi aux puissances d en haut Si le Tintoret semble plus malheureux que coupable il s acharnera cependant entretenir son enfer en choisissant ses juges mais en diff rant de fois en fois son proc s Partag entre l orgueil implacable et l humble d sir d tre aim Tintoret est tendu entre ces deux p les en passe d tre crucifi Le th me du Proc s reviendra dans le fragment sur l Autoportrait du Louvre avec plus de force consid r comme l uvre finale ce tableau r sumerait l interrogation de l artiste Sartre y reconna t la vieille stupeur reint e fig e comme sa vie durcie dans ses art res qu il vit non plus comme une passion mais comme une maladie mortelle D o lui vient cette stupeur Premi re r ponse existentialo husserlienne ce vieillard stup fait se cherche parmi les gens parmi les cho
29. parition absolue mon gal mon pair comme un portrait du Quattrocento il est vu sans voir par quelqu un qui ne peut tre vu et qui voit qui est seulement astreint garder par rapport aux personnages une distance absolue bref il est vu par un autre que l homme Cet homme vu par un tre qui est hors de l humanit va amener le th me de la passion de la passion folle et obtuse qui fait l homme se d battre se contorsionner en proie des forces ext rieures plut t que d agir Et la condition de l homme lui appara t comme bruit et fureur vaine histoire idiote racont e par un fou En m me temps que comme par la beaut des vers de Shakespeare cette idiotie est voil e par la beaut des mouvements d ensemble du Tintoret C est du m me coup le monde de l acte qui dispara t D j le mani risme des florentins eu XVIe si cle et finalement du Titien l avait transform en geste Le Tintoret le transforme en passion Ces bouleversements qui ne me concernent jamais et qui sont des gestes boursoufl s ce sont de pures passions Etonnement etrreur d mesure angoisse folie voil les tats de l homme du Tintoret Ces hommes en proie la passion qui les m ne et qui fait d elle ce qu elle veut 7 Ibid p 171 8 Ibid p 171 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr esclaves des passions toujours agis n agissant jamais mais en m me temps formidables d nergie et de mouvement qui sont un
30. proche d une ph nom nologie du Sujet l apport essentiel de ce texte reste la r flexion sur la mat rialit des choses corps et outils qui vient s offrir sur le devant de 26 Saint Marc et son double opus cit p 175 27 Ibd p 176 28 Ibd p 177 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 17 la sc ne Plus qu un sentiment c est une approche ontologique C est aussi pour le Tintoret une obsession et une fatalit Contre les envols et les l vitations du Titien tout p se dans les uvres du Tintoret tout tombe et s affale dans un d sordre patent des hi rarchies et des repr sentations institu es par les politiques et les religieux La pesanteur est un mixte entre une approche existentielle et un mat rialisme pur auquel Sartre n a jamais adh r sensation interne que le corps est pesant et r siste la volont de celui qui voudrait se projeter dans les airs ou accr diter les impossibles r ves que les mythologies ont forg pour les cieux Il ne s agit pas d une attaque en r gle du christianisme bien que Sartre parle de foi mat rialiste du Tintoret mais d une prise en compte des corps dans leur c t humain leur vie r elle La pesanteur est li aux corps devenus disharmonieux d s qu on les ressent dans leur limites leur capacit ramper plut t qu voler Comme Sartre aime faire voler en clats ces id ologies de la l vitation dans les toiles qui pr c dent le Tintoret elles lui paraissent
31. qu la figure de l androgyne le sentiment de grandeur et l identification dieu les sympt mes catatoniques privant le sujet d expression individuelle la perte de la r alit qui fait traduire les choses par le simple contour des objets Dans le chapitre suivant qui traite des th mes de r gression Vuillemin voit dans certais tableaux du Tintoret comme la desctruction de l espace l androgynat de tous les anges le sentiment de participation oc anique l absence d individualit dans les portraits En ce qui concerne les portraits par exemple Sartre donnera une autre ampleur ces caract res Vuilemin dit Sans cesse Le Tintoret a cart ce qu il y a d individuel de s duisant et de singulier pour tenter de faire appara tre l int riorit du sujet Ainis le d mat rialise t il le prive t il d action et pour ainsi dire de corps Tel est le portrait du Louvre Tout ce qu il y a d ext rieur a disparu il n y a ni costume ni rideau ni mains Il n y a plus m me de fond et seuls demeurent un regard et une interrogation Sans prend totalement contre pied cette affirmation Sartre peut montrer ce qu il y a de projet individuel et d imaginaire mat rialis assumant son si cle et le tordant vers une ontologie de la mati re Quel air de rancune pourtant A l instant d avouer il accuse Qui Les hommes s rement qui ne l ont jamais aim jamais secouru qui lui ont fait essuyer tous les d go ts Mais il y a autre
32. que Cette premi re version du Tintoret reste marqu e par un certain socio historicisme dont les tenants taient Lukacs et Lucien Goldman Il vient aussi en juin 1956 d achever une premi re version d un ouvrage sur Flaubert qui n a pas encore trouv son titre de L Idiot de la famille qui situe Flaubert au sein de son milieu familial avec toutes les d terminations de classes qui s y impliquent Dans Le s questr de Venise il s agit bien aussi d tudier le contexte et faute de famille les rapports de l homme sa ville Et c est vrai qu il y a beaucoup de sociologie dans cette premi re approche il en fait m me avec emphase trouve un syst me d explication entre la monarchie et le peintre Ecoutons plut t Que conclure Sont ils des demi dieux les peintres de la Renaissance ou des travailleurs manuels Eh bien c est selon voil tout Cela d pend de la client le et du mode de r mun ration Ou plut t ce sont des manuels d abord Notez la dilectique remise par le mat rialisme adroitement sur ses pieds Apr s cela ils deviennent des employ s de cour ou restent des ma tres locaux A eux de choisir ou d tre choisis Rapha l et Michel Ange sont des commis ils vivent dans la d pendance et la superbe une disgr ce m me passag re et les voil sur le pav en revanche le souverain se charge de leur publicit Ce personnage sacr c de ses lus une parcelle de ses pouvoirs surnaturels la g
33. rd fr 19 discord la haine et l ironie mordante La personne du Tintoret n est gu re ironisable ni son syst me de repr sentation ni m me sa fr n sie Et pourtant le style par sa virulence inqui te il touche l uvre jusqu lui rendre sa force de d placement sa force d attraction explosive Elle se fait un centre d nergie renouvel Continuation du centre permanent d irr alisation d crit dans L Imaginaire sinon que l l imaginaire est devenu r alit Qui ne voit qu ainsi l il l il critique est devenu une formidable machine non seulement d appr hension mais de transformation du r el dont l objet d art reste l claireur plac aux avant postes Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr
34. reuve du corps supplici Si les deux mouvements rep r s par Vuillemin seront bien conc d s par Sartre Deux mouvements s imposent au regard et se conjuguent l un jette le tronc hors de la toile l autre crispe les pattes vers le fond il les minimise par le travail de deux autres mouvements des roues qui ont la prestesse insuprassable du mouvement rectiligne deux rayons p remptoires que seule l impuissance des corps inanim s et la volont de Dieu emp chent au dernier moment de se changer en tentacule 5 Le mouvement de pieuvre de l image reprend donc pour Sartre ce que le Miracle avait conc d Autant dire que la structure d cart lement n existe plus la mat rialisme reprend ses droits Sartre conclu ainsi on pr f rera ce produit de la malignit humaine la menace engourdie d une mati re sans lois Sartre ne reprendra pas non plus les analyses de Vuillemin pour le Saint Georges ni pour l aspect schizophr nique ni pour l ordre esth tique puisque toute l analyse de Sartre sera articul e sur un m lange de r gression et d anticipation tr s s riel par o s investit la libert La premi re version 1957 La d chirure jaune dans Qu est ce que la litt rature n tait qu un indice de l extr me sollicitude que Sartre porte au Tintoret Et les notes de 1951 une premi re r verie sur le monde du Tintoret Le texte de l tude proprement dite ne d marre que plus tard entre cette anal
35. ropos d un peintre donn celle de la peinture et de la sculpture dans leur espace Mais ces textes pars et ces descriptions de tableaux permettent de saisir l volution de la compr hension sartrienne propos du Tintoret qu on cernera maintenant avec quelques d tours Premi re approche 1951 Le premier attrait de Sartre pour Le Tintoret ne remonte pas 1957 date o il crit la premi re version et 1961 deuxi me version A la fin de l t 1951 l ouvrage sur Saint Genet fini Sartre prend le train pour l Italie le 17 septembre avec du papier blanc dans sa valise comme le raconte Arlette Elka m Sartre dans sa pr face La Reine Albermarle ou le dernier touriste De cet ouvrage projet sur l Italie il en reste quelques beaux fragments et un journal qui foisonne d analyses sur le Tintoret Ce qui le retient dans ses tableaux c est cette tension entre l homme et le monde Il note que les sujets centraux par un curieux d centrement sont diminu s ce qui permet en les rendant moins bruyants de les faire remarquer partir de l nous comprenons que pour Tintoret un tableau est un probl me toujours le m me de peinture et que c est ce probl me qui indique son inqui tude Sartre conclut que le probl me du Tintoret est de mettre tout l homme dans un tableau Il en r sulte une trange construction plastique Il y a un irr ductible dans les toiles du Tintoret qui est l loignement
36. s de rupture alors que pour Vuillemin les contraintes impos es par le go t de l poque sont con ues comme plus imp rieuses Des commandes Vuillemin dit que l artiste cherche les satisfaire et parfois les devancer et que jamais il ne les ingore Dans ce domaine de la Ma trise qui va l inverse l originalit Vuillemin raconte l anecdote du Tintoret renvoy par jalousie de l atelier du Titien Ce pourrait tre un th me sartrien Sartre venait d crire propos de Flaubert en 1956 sur le ressentiment mais Sartre carte cette vision simpliste d une pichenette au d but du fragment Saint Marc et son double Par contre Sartre gardera le th me de l chec du Tintoret qui pour Vuillemin cl t l histoire de la peinture italienne des rites de passation entre le Ma tre et les disciple Si Sartre ne garde pas l anecdote il gardera cette structure d arrachement de l oeuvre au Sujet singulier point e d j par Vuillemin Avec Le Tintoret le talent et la solitude commencent se confondre Sur ce probl me de la mal diction et sur la place du Tintoret la charni re entre deux conceptions de l art Vuillemin est tr s fin Cette nouvelle id e du g nie aura son tour pour cons quence de d truire les crit res de la critique d art et d tendre au jugement esth tique la crise survenue dans la cr ation esth tique Ces diff rents d veloppements sont contenus en puissance dans la figure d
37. ses hors de soi Mais l n est pas l essentiel l essentiel c est qu il plaide coupable sinon dit Sartre aurait il ce visage hant de vieil assassin Sartre a l air de dramatiser l affaire sur un plan cosmique mais en fait il rabat la question sur l uvre La peinture est en cause Mais Jacopo a trop d orgueil pour se croire un mauvais peintre Non la question doit tre la mesure de ses tableaux gigantesque elle se lit clairement sur le visage de celui qu on a pu appeler le premier des po tes maudits Moi qui suis un grand peintre le plus grand de mon si cle qu ai je fait de la peinture Peut tre le proc s comme Anthony le m lodrame du p re Dumas s ach vera t il sur cet aveu Elle me r sistait je l ai assassin e La raison de cet assassinat de la peinture est interne la peinture changement de syst me esth tique pouss e des moyens aux limites on dirait qu il pousse la limite sa capacit de voir pour mieux disqualifier la Vision chec de l uvre Si la vue ment et le regard exile si voir et figurer sont le r ve idiot d une mati re obs d e c est le chemin de cette tentative qu il faudra suivre parce qu il est Nous m me comme pour Flaubert en chec et Victoire 18 Ibid p 332 333 19 Un vieillard mystifi dans Mauricette Berne et Michel Sicard Sartre BnF Gallimard 2005 p 188 20 Ibid p 189 21 Ibid p 189 Michel Sicrad
38. spatilaes La pesanteur de l acte le geste transporter ici ce qu on dit le geste et passivit La pesanteur r duit l acte la pasivit Donc geste Montr montrant Poteau indicateur Le Sens contre r formiste de la passivit Le sens puritain des bourgeois Restent les Actes impos s par le Sujet la pesanteur les d truit elle Pesanteur et temps St Georges de Carpaccio Le temps et l acte Les 2 temps Le temps jusqu la f che Temps Objectif Instant Le temps pratique Sollicit par Tintoret Le d crire A Rappelez le pro c d Gonzague de Mantoue on le mettra ici B L ordre processionnel renvers Aller chercher au plus loin R sultat le temps des choses ou des distances entre les hommes est durable Celui des hommes instantan Sens d mocratique Bourgeoisie Le Christ par un Nous La C ne de San Rocco C Pare la contradiction L histoire est racont e en entier Simplement de m me qu un mobile change n est plus le m me en microphysique la chose change Pr sentation de la Vierge etc Surtout Crucifixion le strois moments sont donn s En ordre avec remont e de droite gauche VOULU visible D mocratie ce que fait la Vierge c est encadr par ce que d autres ont fait et vont faire Conclusion pour le temps Le temps durable est dans les choses Dans les hommes des Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr 15 positions sultat l espace force des choses
39. sur le plan de la densit des corps dont la repr sentation chappe aux symbolisations traditionnelles de la peinture Sartre fera pour Le Tintoret ce qu il n a pas pu faire pour les autres biographies de psychanalyse existentielle partir des oeuvres Cela se justifie Pour la premi re fois par l art la th orie du Sujet mat riel peut enfin s exprimer sans mettre la dialectique cul par dessus t te les toiles du Tintoret repr sentent le corps l oeuvre 9 Saint Marc et son double Obliques n 24 25 Sartre et les arts p 172 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr L affaire Vuillemin En 1954 Les Temps modernes publi rent un article de Jules Vuillemin intitul La personnalit esth tique du Tintoret 1 Cet article est remarquable tant par sa longueur que par l ampleur des th mes abord s ainsi que par l abondance de la critique cit e notamment allemande et peu pr s d faillante en France On ignore peu pr s tout de la fa on dont cet article parvint aux Temps modernes ou m me s il fut suscit par Sartre En tout cas on retrouve des th mes que Sartre d veloppera abondamment dans son essai Le premier petit chapitre s appelle Un peintre maudit qui recoupe les analyses sartriennes sur la mal diction longuement d velopp es dans le fragment publi sous le titre Le S questr de Venise dans les Temps modernes en 1957 Mais l analyse de Sartre est plus frappante insister sur les l ment
40. u Tintoret Si ce dernier se rattache la tradition v nitienne c est comme mpalgr elle elle mais c est aussi malgr lui qu il institue le conflit avec le pass Ce regret le situe au moment tournant entre l art ancien qui tend ignorer le conflit et l art moderne qui tend le rendre volontaire et intentionnel On retrouvera chez Sartre des th mes g n raux et des formules qu il emprunte Vuillemin commencer par celle qui suit le texte pr c demment cit A cet gard on peut d finir le Tintoret comme les dernier des artistes de la Renaissance ou comme le premier des po tes maudits dont Sartre reprendra le dernier membre de phrase le manuscrit h site d ailleurs sur le mot po te Sartre avait d abord crit peintre dans le fragment Un vieillard mystifi Par contre le conflit du Tintoret sera amplifi non seulement sur le plan esth tique mais en d veoppant les rapports ambigus du peintre avec sa ville qui constituent une 10 Jules Vuillemin La personnalit esth tique du Tintoret Les Temps modenes n 102 mai 1954 p 1965 2006 11 La personnalit esth tique du Tintoret p 1967 12 La personnalit esth tique du Tintoret p 1968 1960 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr part originale de l analyse de Sartre Sur ce th me de la mal diction Sartre ne fera pas que broder il en fait le th me essentiel de pr sentation de l artiste avant d en venir l ex
41. usivement des choix profonds de l artiste De cet archipel il ne reste pourtant que des fragments crits un rythme endiabl que l on peut classer ainsi en toute logique et selon des plans retrouv s Le s questr de Venise paru dans Les Temps modernes en septembre 1957 Un vieillard mystif sur l Autoportrait du Mus e du Louvre qui faisait suite une tude des portraits faits par le Tintoret tabli et publi par mes soins en 2005 dans le catalogue Sartre p 186 190 de la Biblioth que nationale de France Paris co dit avec Gallimard Saint Marc et son double tabli et publi par mes soins dans Sartre et les arts de la revue Obliques n 24 25 p 171 2002 en 1981 La restitution plastique d un miracle fragment publi sans titre dans le catalogue Sartre e l arte Rome Villa M dicis en 1987 Saint Georges et le dragon publi dans le num ro Sartre de la revue L Arc en 1966 par les soins de Bernard Pingaud quoi fait imm ditement suite d autres pages tablies et publi es par mes soins dans Le Magazine litt raire n 176 p 28 30 septembre 1981 sous le titre choisi par le journal Les produits finis du Tintoret Cet ensemble est tr s coh rent il permet de comprendre la structure de l ouvrage projet qui tait tr s avanc lorsque Sartre l abandonna pour terminer le Flaubert Tr s avanc mais pas presque termin comme cela est souvent sugg r Les
42. yse de Jules Vuillemin parue en mai 1954 et novembre 1957 date de la publication de l tude de Sartre dans Les Temps modernes o l on peut r solument placer l espace g n tique du S qguestr de Venise tel est le titre g n ral de cet essai retrouv ainsi en gros caract res sur le m me papier ray du fragment sur portraits et autoportraits Il faut tr s clairement distinguer par leur datation les deux versions du Tintoret La premi re remonte 1957 En 1956 Sartre avec Michelle Vian a fait un long s jour en Italie Elle lui traduira des passages de la monographie de Hans Tietze intitul e Tintoretto parue chez Phaidon en anglais abondamment illustr e mais en noir et blanc presqu exclusivement Il revient Venise en 1957 travaille pendant l t son tude sur 13 Un vieillard mystifi Sartre Paris BnF Gallimard 2005 p 189 14 La personnalit esth tique du Tintoret p 1982 15 Michel Sicard dir Sartre e l arte Rome Villa M dicis Carte Segrete 1987 in dit de Sartre p 47 Michel Sicrad 2005 www michel sicard fr Le Tintoret et tout porte croire qu il travailla in situ durant les t s 1956 et 1957 au Tintoret S impr gnant de la ville et des uvres m mes il crit alors cette partie touchant l homme Sartre est en pleine p riode marxiste il vient de publier Question de m thode dans Les Temps modenes en septembre 1957 et il r dige maintenant la Critique de la raison dialecti
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