L`autre fugitive - Jean
Contents
1. 50 A la violence du jour trop clatant exhibant la v rit de la mort la mort du p re trop proche souvent trop loin subitement r pond l autre bout du monde la flagellation du vent et de la nuit l obscurit mena ante et sa grave voix d ombre Un moment l unit fut non plus celle des peaux et des l vres mais leur regret m me dans un court circuit entre inconscients J avais referm les yeux et tout se confondait dans mon esprit la vie et la mort le soleil et la nuit la douceur et les larmes je continuais d entendre la voix de Marie contre ma tempe et je serrais doucement le corps de Li Qi le corps liquide dans mes bras dans une treinte de deuil et de compassion qui ne lui tait pas destin e 53 Et il ressent toute l ampleur de cet abandon et de cette perte encore quand il se penche p riculeusement la fen tre du train o de nouveau la pr ciosit de la description ne fait qu accentuer la m lancolie Quelque puisse tre l air de pastiche et d imitation sous le charme des figures se poursuit le dialogue de la nuit et de la violence que ne r ussit dompter que provisoirement mais heureusement l l gance des nonc s Ma chemise plaqu e contre mon torse je gardais les yeux ouverts la face du vent qui m assaillait des grains de sable et de poussi re p n traient dans mes yeux des clats d argile et d infimes gravillons ma vue commen a de se brouiller et dans un2. loignement de distance absolue de compl te tranget tranget famili re trop famili re mortellement intime C est galement ce qui peut expliquer l tat o se trouve le je une fois install dans sa chambre d h tel p kinoise Il observe sa figure livide dans la glace et regarde ensuite par la fen tre les passants tranges lointains qui semblaient se d placer davantage dans les brumes ouat es de mon imagination que dans les rues r elles de P kin o ils se trouvaient 68 C est la frange de la mort qui interp n tre la vie et la rend trouble confuse comme suspendue De la m me mani re partout la vie courante dans Fuir montre des br ches et des blessures partout des travaux des chantiers des d molitions Rien n est vraiment intact partout se montrent les traces de l usure des avaries des endommagements La relation avec Marie est la plateforme autour de laquelle circule pour le je le reste de l univers dans un grand mouvement alternant de d parts et de repli Ainsi il analyse son tat l h tel de la mani re suivante Depuis cette nuit depuis le coup de t l phone de Marie dans le train je percevais le monde comme si j tais en d calage horaire permanent avec une l g re distorsion dans l ordre du r el un cart une entorse une minuscule inad quation fondamentale entre le monde pourtant familier qu on a sous les yeux et la fa on lointaine vaporeuse et distanc
3. uvres embl matiques une collection de l ph m re un printemps t arcimboldesque glaces sorbets granita frulatto et frapp qui fondaient sur la chair nue des mod les le long de leurs paules et sur le contour de leurs hanches leur peau dress e de chair de poule et les pointes de leurs seins h riss es par le froid 160 1 Rappelons que printemps t sera l enseigne o logera la v rit sur Marie 5 Froid de canard sur les chairs de poule en cho de la sc ne du restaurant
4. l phone portable Le sentiment d tre observ continuellement est particuli rement renforc par cette pr sence obs dante Un inqui tude diffuse s empare de lui 12 Peu apr s l accompagnateur Zhang Xiangzhi essaie d tablir le contact avec Marie sur son propre portable qu il remet ensuite au je Celui ci comprend qu une secr taire de l entreprise de Marie est l appareil Me sentant de plus en plus mal je voulus raccrocher mais je ne savais sur quelle touche appuyer comment interrompre la communication et je lui rendis pr cipitamment l appareil comme un objet incandescent qui me br lait les doigts 18 On aper oit d j qu un m lange quelque peu inqui tant entre le comique et le tragique s installe pour cette donn e touchant au c ur des malentendus et des m sententes savoir les d rives de la communication Cet effroi du t l phone est accentu par les conversations bizarres que peut avoir l accompagnateur ainsi dans le train filant vers P kin o il se met hurler l adresse de son couteur de br ves scansions de syllabes cr pitantes qu il l chait un rythme de pistolet mitrailleur 36 La violence gronde et aboutira la fuite avec la drogue mais elle se transmet galement aux relations sentimentales que ce soit avec Li Qi la petite amie chinoise ou encore et surtout avec Marie Cette situation va se pr ciser pendant la nuit dans le train La connivenc
5. pouvoir changer nos chaussures de bowling ralentis par des gens qui descendaient que nous heurtions en les croisant bloqu s englu s dans un attroupement de d neurs qui attendaient au seuil d un restaurant qui venait d ouvrir ses portes au premier palier que nous fend mes sans m nagement les cartant du bras les bousculant le c ur battant pour se frayer un passage p 110 Et cette fuite centrale par trop spectaculaire sert sans doute aussi de contraste la fuite beaucoup plus insidieuse qui est celle de la femme o de renvoie autant au sujet qu l objet Celle qui est constamment en fuite c est dire Marie celle que le je fuit perdument c est dire encore Marie mais c est d autre part aussi la jeune femme qui pour un temps se substitue elle ici Li Qi la compagne du voyage P kin ailleurs au d but de La V rit sur Marie une autre Marie en doublure plus significative m me Le mouvement de rapprochement et de distanciation avec la petite Chinoise mime en effet les intermittences du d sir l gard de Marie entre la transe de la jouissance et l h b tude de l aphanisis C est d ailleurs cette notion d intermittences qui permet de deviner la r f rence majeure pour ces positions passionnelles C est La Fugitive de Proust qui accompagne l arri re plan cette ballade d amour et de deuil de souvenirs insupportables et de r miniscences ind l biles Deux att
6. qui a pu emporter le p re Marie fond en larmes m embrassant et me frappant la fois se serrant dans mes bras et m insultant dans la nuit 185 Dans la longue phrase finale houleuse et ondoyante comme la mer dans les longues lames de l criture se rejoignent les larmes de Marie et les eaux sal es de la mer Et le je essuie les larmes avec sa langue je sentais l eau sal e sur la langue j avais de l eau de mer dans les yeux et Marie pleurait dans mes bras dans mes baisers elle pleurait dans la mer 186 C est la fin du roman o c est en effet la langue qui suit longuement les mouvements des corps et les gestes de leur symbiose C est r ellement concr tement mat riellement la pr sence de Thalassa qui permet de r soudre les liens embrouill s c est l osmose pr dipienne qui au del du r gne du p re rend son originelle splendeur au d sir videmment telles le roulement des La dimension essentielle de cette immersion marine se conjugue ici comme dans Thalassa de Thomas Ferenczi mar es hautes et basses les vagues de la temp te sentimentale vont reprendre le dessus la v rit reste dire et redire C est ainsi que la v rit romanesque peut appara tre qui se met r solument en position critique c est dire discriminatoire par rapport aux notions de v rit telles que les offre le discours culturel ou social L re moderniste a perlabor la crise des grandes
7. L autre fugitive Sjef Houppermans Universit de Leiden La trilogie que constituent les romans Faire l amour 2002 Fuir 2008 et La v rit sur Marie 2009 marquerait selon les critiques un tournant dans l uvre de Jean Philippe Toussaint Le regard amus teint de nostalgie que l auteur jette sur le r el tel que le montrent les livres pr c dents depuis La Salle de bains 1985 aurait c d la place des fictions impr gn es d une profonde m lancolie adoucie toutefois par une ironie lucide Toussaint lui m me a d ailleurs plus ou moins revendiqu cette r orientation Nous croyons pouvoir dire que la sp cificit des textes consiste justement dans les variantes et les nuances que la rencontre entre le tragique et le burlesque fa onne C est la r surgence maladroite inaccoutum e ing nue de la violence et de la v h mence au c ur d un univers ludique ironique pr cieux qui permet de mesurer les limites de notre d tachement postmoderne ainsi que la d chirure essentielle que continue creuser le d sir dans nos vies Sans vouloir perdre de vue les deux volets lat raux examinons ici de plus pr s les modalit s de cette confrontation dans Fuir livre de mouvements tr pidants autour d un centre sans doute insaisissable mouvements qui en tracent toutefois l esquisse imaginaire Les titres de Toussaint dans leur apparente simplicit sont surtout des portes grandes ouvertes ouvertes aussi sur des in
8. aie Je me h tais toujours pour arriver avant elle et pour calmer mon inqui tude croissante le d but de panique qui m avait envahi et me faisait battre le c ur 180 La phrase s emballe fouett e par la peur surtout quand il se rend compte que c est dans ces lieux qu a pu avoir lieu l arr t cardiaque du p re de Marie Une fois entr lui m me dans la mer le passage par l eau ressemble la travers e de l univers de la mort Je nageais dans l eau noire lourde ample sombre je m loignais de la crique dans le silence de la nuit et mon inqui tude croissait mesure que je perdais la c te de vue pour m enfoncer dans l immensit de la mer Je pressentais sous moi des hauts fonds marins et des profondeurs abyssales la couleur de l eau allait du bleu au mauve avec des zones huileuses noires et denses imp n trables J ouvris les yeux sous l eau et j aper us un monde flou de t n bres de d nivel s et de gouffres qui tait comme le reflet en creux du relief accident de la montagne 183 Cette initiation prolonge le sentiment d abandon dont il comprend alors que Marie l a prouv galement mais c est aussi ce passage par les t n bres qui va permettre la chance de la r surrection La longue alternance d loignement et de rapprochement d amour et de haine de la pr sence n cessaire la fois et insupportable de l autre atteint son apoth ose dans cette eau maternelle
9. brouillard aqueux liquide trembl et faiblement lumineux mes yeux embu s con urent dans la nuit noire des larmes aveuglantes 58 Si le motif de la fuite peut renvoyer Proust c est plus vrai encore probablement pour ce qui concerne le th me du t l phone et de ses liens avec la mort On sait que c est au t l phone que Marcel va tre frapp par la pr carit de l existence de celle de la grand m re mais encore de tous ceux qu il aime et dont il a besoin L lectricit permet de franchir le vide de l absence mais en m me temps cet abime s ouvre dans toute sa nettet jusqu l aveuglement L amour v nement cl de la trilogie dynamisme essentiel v nement au sens o l entend Alain Badiou se r v le dans toute sa v rit passionnelle la trilogie est une sorte de trait des passions quand la violence et la mort hantent la sc ne Et les v nements majeurs au niveau terrestre g ologique et m t orologique accompagnent et encadrent ces moments d intense r v lation C est le tremblement de terre au Japon dans Faire l amour 115 le tremblement de terre tait maintenant indissociablement li pour nous la fin de notre amour C est entre autres le souffle de la mer la fin de Fuir l orage qui fait paniquer le cheval de prestige l incendie qui ravage l le d Elbe qui pareillement soulignent l essence des v nements sentimentaux Ce qui peut avoi
10. e entre Li Qi et je les m ne de leur wagon couchettes aux toilettes o l intimit entre en concurrence avec l exig it des lieux mais o bient t la sc ne rotique glisse vers l absurde quand retentit le fameux t l phone portable La r action conserve un aspect burlesque serait ce un nouveau coup du guide mais en m me temps le c t angoissant se pr cise je ressentis de la terreur un m lange de panique de culpabilit et de honte J avais toujours eu des relations difficiles avec le t l phone une combinaison de r pulsion de trac de peur imm moriale une phobie irr pressible que je ne cherchais m me plus combattre et avec laquelle j avais fini par composer dont je m tais accommod en me servant du t l phone le moins possible J avais toujours plus ou moins su inconsciemment que cette peur du t l phone tait li e la mort peut tre au sexe et la mort mais jamais avant cette nuit je n allais avoir l aussi implacable confirmation qu il y a bien une alchimie secr te qui unit le t l phone et la mort 44 8 Voir les tudes de Baltrusaitis sur l anamorphose En se servant de cette terminologie on pense aux tudes de Pierre Bayard plus sp cifiquement ici son livre sur Laclos Le paradoxe du menteur Minuit 1998 vu que c est de Liaisons dangereuses qu on parle 1 Le t l phone a en effet un aspect fantomatique qui scelle sa connexion avec la strate i
11. gence et de nos fantasmes M me si je ne dormais pas c tait le myst re irr ductible du r ve qui tait en train d agir et de jouer en moi qui permet la conscience de construire des images extraordinairement labor es qui s agencent dans une succession de s quences apparemment dispos es au hasard avec des ellipses vertigineuses des lieux qui s vanouissent et plusieurs personnages de notre vie qui fusionnent se superposent et se transforment et qui malgr cette incoh rence radicale ravivent en nous avec une intensit br lante des souvenirs des d sirs et des craintes pour susciter comme rarement dans la vie m me la terreur et l amour 168 Si je cite ce passage in extenso ce n est pas seulement par admiration pour la souplesse et l ampleur de la prose de Toussaint mais surtout puisqu ici se r v le le noyau de son art po tique l essentiel de sa rh torique narrative savoir que les figures qui se suppl mentent sont proches du th tre onirique et attestent le lien intime entre litt rature et inconscient La v rit du texte est bien cette ouverture sur la sc ne du d sir que marque et masque la Vous pouvez r server votre chambre dans cet h tel de la Salita Cosimo de Medici Portoferraio L abeille rappelle Napol on mais aussi les Medici 7 Et le p re cet autre mort qui hante la trilogie s y redouble rh torique de la pl thore et du silence des d placements et des sub
12. i e dont on le per oit 68 La distance entre je et on stigmatise le processus de la d sindividualisation que l Unheimliche entame et ent rine Le roman de Toussaint o elle est peut tre le plus explicite serait La R ticence o la langue en suspens marque l nigme de l absence Dans la Trilogie la dimension en question est plut t souterraine et reste myst rieuse et secr te en partie comme l est par nature la passion Pourtant cet aspect peut parfois se manifester plus ouvertement en tant que sympt me c est par exemple le cas au moment d un repas trois dans un restaurant de P kin o on sert diff rents plats sur un grand plateau qui tourne Parmi ces mets se trouvent des langues de canard qui avaient d tre pr lev es dans leur totalit depuis le fond de la gorge des canards Alors se produit une terrible association comparable celle o le cheveux se transforment en serpents sur la t te de la M duse 1 La traduction traditionnelle d inqui tante tranget rend mal la tension en allemand entre heimlich et unheimlich tranget famili re terme propos par Jean Pierre Rey semble tre plus proche de cet oxymore cl de la psychanalyse l inconscient tant ma v rit la plus intime qui in luctablement n est pas vue telle la mort qui hante la vie J eus soudain un haut le c ur en associant fugitivement une de ces petites langues mortes la langue de Li Qi e
13. ion continue tre autodi g tique Le je s est clo tr d abord dans l Auberge l Ape Elbana l abeille d Elbe et c est lorsqu il est sorti que Marie arrive prise de panique et d effroi 164 tais je l mort sur le lit derri re la porte Jeu m taleptique si l on veut mais galement pourvu d une touche d unheimlich C est un frisson la Magritte qui parcourt la sc ne surtout puisque la mort r de dans ces contr es Ceci ne fait qu ent riner la tendance du narrateur se d placer en Marie t moignant ainsi de son obsession relationnelle Dans La V rit sur Marie cette ali nation autant personnelle que narrative atteint son apog e quand de nouveau le bateau se rapproche de l le d Elbe Cela am ne la r flexion suivante concernant la nuit cl pour l imaginaire o meurt le rival principal Jean Christophe de G qui en r alit s appellerait d ailleurs Jean Baptiste Je n avais pas t pr sent cette nuit l mais j avais accompagn Marie en pens e avec la m me intensit motionnelle que si j avais t l comme dans une repr sentation qui serait advenue sans moi non pas de laquelle j aurais t absent mais laquelle seuls mes sens auraient particip comme dans les r ves o chaque figure n est qu une manation de soi m me recr e travers le prisme de notre subjectivit irradi e de notre sensibilit de notre intelli
14. ment qui se traduit aux diff rents niveaux du texte dans les v nements dans la relation entre les personnages mais galement dans l alternance de sc nes dramatiques et de plages de s r nit de pages o les d tails s accumulent relay es par des blancs On peut rep rer partout dans l uvre en effet ces rythmes vitaux respiratoires cyclothymiques m me o les heurts et les confrontations t moignent de la force de l oxymore Ainsi Fuir peut re lire le monde Cette rencontre des p les qui s opposent se manifeste galement par cons quence pour les diverses instances de la di g se accentuant de la sorte la profonde tendance manich iste de l uvre avec ses r sonances pascaliennes et raciniennes D une part la collision des donn es s inscrit en crise existentielle et narrative apparent e la mise en question moderniste des valeurs traditionnelles d autre part leur rencontre hyperbolique peut dresser toute une m canique baroque ou burlesque qui emporte personnages et lecteurs C est au niveau de l ensemble de la trilogie que l emploi du temps prend surtout une allure labyrinthique Le voyage au Japon n est pas li explicitement au s jour du je en Chine alors que les pisodes Tokyo du dernier volume sont plac s de mani re encore plus fragmentaire pour s intercaler dans les va et vient de l histoire d amour avec Marie C est plut t par leur force symbolique que par le
15. nconsciente du texte En effet quand enfin il a pu saisir l appareil et tablir la communication il entend la voix lointaine et faible de Marie qui lui annonce la mort de son p re Spatialement la co ncidence tablie par la communication est fort curieuse d une part le train qui file dans la nuit chinoise d autre part Marie parcourant les salles du Louvre la recherche de la sortie cinq heures de l apr s midi Ce r cit de mort et de deuil et du d sarroi de Marie fait que le je va communiquer de plus en plus troitement avec elle se fondant en elle mariant parfaitement sa perspective r ussissant ainsi une jonction compl te une copulation virtuelle totale Et le r cit va doublement combiner l envol e baroque des mots et des phrases avec leur profond enracinement dans les plis de la mort et de la violence C est que Marie est fouett e par la lumi re trop crue des espaces grandes fen tres et aux miroirs omnipr sents telle la Galerie d Apollon ainsi que par tous les symboles d un soleil crasant Telle Ph dre fuyant sa culpabilit insupportable Marie court vers l ombre et ne retrouve le calme que dans une stase litt raire quand elle se met d crire d une voix douce et d chirante le plafond peint avec d infinies pr cisions me chuchotant au t l phone travers les milliers de kilom tres qui nous s paraient la position des personnages et l agencement des petits nuages dans le ciel bleu
16. nt en un f roce coup de chatte le r cit se pare de beaut et de charmes exploitant ce que Freud appelait jadis prime de beaut ainsi pour la phrase voluptueuse o les langues s enroulent d licatement Cette caract ristique essentielle du texte fait que exemplairement le contenu se d plie dans ses formes o corps et v tement se marient compl tement risquant de se m tamorphoser en tunique de Nessus C est sans doute la raison principale pour laquelle Marie est une sp cialiste de haute couture dont les cr ations ont une valeur esth tique qui enrobe les mots et d robe la lettre Cette mise en abyme figure parfaitement la s duction du dynamisme physique o le corps f minin dans ses voiles volue comme sur la catwalk Vers la fin de Fuir une nouvelle constellation de couleurs se cr e quand Marie va manger une fantaisie de glaces et que l amalgame avec la mode signe et paraphe le mode d emploi du roman ceci non sans que la menace de la violence s insinue quand il est not qu elle l che les contours de son cornet pour circonscrire l h morragie de la glace qui coule La phrase suivante constitue alors une d monstration parfaite de la force s duisante des formes enchant es Il y a quelques ann es Marie avait cr e une collection de robes en sorbet qui fondaient sur le corps des mannequins et se m laient leurs chairs en filaments liquides tabac blond et vieux rose C tait devenu une de ses
17. r l air postmoderne au sens de fioritures gracieuses mais gratuites dans les descriptions qui pr sentent le surgissement de ces motions est en r alit apparent au r gne du baroque o la sublimation et l essor asymptotique correspondent troitement l effroi devant l innommable Vers la fin de Fuir l auberge de l abeille d Elbe aux r sonances bourdonnantes le narrateur appelle Marie au t l phone Elle ne r pondit pas tout de suite puis d une voix h sitante une voix tr s faible tr s fragile peine audible m connaissable comme si elle avait froid qu elle frissonnait elle me dit qu elle ne pouvait pas me parler maintenant que ce n tait pas possible Et c est ce moment l qu il entend en de du blanc de la voix un faible son de cloches dont il aper oit bient t l cho dans la rue un son de cloches r gulier lugubre et je compris alors que ces notes graves qui r sonnaient dans le silence c tait le glas qui sonnait pour le p re de Marie 144 Souffle de la mer trompettes navales c est l tymologie de glas chant de mort et de d sir dans le silence des voix c est de cette vocation profonde que le t l phone t moigne Le t l phone ainsi est connect la dimension de l Unheimliche provoquant un rapprochement extr me on est dans la voix l oreille la pens e de l autre conjointement avec un sentiment d
18. ributs d Albertine intensifient le lien avec Marie les robes car celles de la professionnelle en haute couture qu est Marie ne manquent pas de rappeler les cr ations de Fortuny et ensuite il y a la pr sence massive du cheval car si on se souvient que la fuite d Albertine dans la mort s effectue par une chevauch e Marie proc de une promenade cheval th trale pour accompagner le cercueil de son p re Cette dimension chevaline quasi cabalistique sera dominante dans la V rit sur Marie o c est travers le purgatoire transport du cheval par avion et ses improbables vomissements pr c d de la fuite perdue de l animal sur le tarmac et l enfer incendie sur Elbe o p rissent plusieurs chevaux comme preuves de type initiatique qu une fin r demptrice et paradisiaque peut s entrevoir La fuite comme mouvement de prise de distance qui risque de tourner la catastrophe se retrouve dans la mise en sc ne de la baignade de Marie dans Fuir lors de laquelle le narrateur est saisi de l effroi qu elle se soit noy e Ainsi disparaissait jamais la jeune fianc e dans La prisonni re de Chantal Akerman Ici on aper oit en contrepoint avec les courses effr n es en Chine en effet un autre ton qui nous loigne de la plaine ludique des bats postmodernes pour nous attacher autrement Marie donc a donn ses v tements au narrateur qui doit la rejoindre par la voie de terre alors qu elle m me va traverser la b
19. rig e vers une dimension mythique o le temps des horloges est d pass par une orientation affective intemporelle C est par et dans le r cit que l amour se sublime de la sorte C est aussi la raison principale nous para t il pour laquelle les saisons ne se succ dent pas en bon ordre mais se chevauchent et s interp n trent Il n y a plus de saisons pour l amour Mouvement circulaire donc plut t ce qu atteste aussi le d but du livre sa premi re phrase qui pose la question Serait ce jamais fini avec Marie Le conditionnel a ici toutes les caract ristiques de la virtualit fictionnelle et se love en cercle avec les larmes marines de l ultime nonc du livre Ce d passement de la logique pour une autre v rit qui marie troitement les observations pr cises les d ductions logiques les raisonnements organisateurs et les empathies sentimentales les hallucinations du jaloux et les intuitions instinctives se refl te galement au niveau de la narration et de la focalisation La question de savoir qui raconte quand reste souvent sans r ponse Le lecteur est entra n dans un dynamisme narratif qui ne permet pas vraiment de s orienter l int rieur d un cadre g n ral on partage plut t les changements de perspective du parcours actuel C est dans la derni re section de Fuir que cette confusion va s exacerber notamment quand Marie s empare compl tement du point de vue tandis que la narrat
20. stitutions L criture permet cette sortie de soi qui touche concurremment au c ur de la personnalit l elle se sent trangement famili re elle m me pour sa terreur et sa gloire mais avant tout pour en faire un acte de communication Juste apr s le passage qu on vient de citer le narrateur se r f re L le des anamorphoses de Borg s titre qui dit merveille ce qui est en jeu ici L anamorphose invente ses transformations et ses m tamorphoses autour d un d placement de perspective qui r v le c le la mort ainsi dans Les Ambassadeurs d Holbein l exemple cl L anamorphose prend volontiers des airs formalistes mani ristes ludiques c est autant pour plaire que pour subtiliser son fond secret qui en fait une danse macabre Pareillement le jeu des variantes et des alt rations virtuelles caract ristique de l re postmoderne plut t que d tre sympt me de l indiff rence et de l indiff renciation se constitue en d fi du vide et en tant qu exploration de l inconnu qui hante la conscience Pour en revenir Fuir choisissons tel motif qui plus particuli rement peut illustrer cette mise en pratique de la rh torique de l inconscient C est par excellence le cas pour ce qui concerne la pr sence obs dante du t l phone qui par sa revenance m me exhibe sa fatale fonction Tout au d but de son s jour Shanghai le narrateur se voit quip par son accompagnateur chinois d un t
21. t cette image effrayante que sit t apparue je cherchai chasser vint ternir et comme envenimer le souvenir de douceur et de tendresse pass es que j avais gard du contact r el de la langue de Li Qi dans ma bouche cette nuit dans le train et ce souvenir pourtant d licieux se substitua alors une sensation de d go t d horreur de r vulsion physique la sensation concr te et presque gustative d avoir eu cette nuit dans la bouche meuble et qui s enroulait voluptueusement autour de ma propre langue une de ces petites langues de canard effil es couleur rose brun tre piquet es de papilles gustatives blanches et r ches 77 L association fugitive repr sente nettement la connexion entre le travail de l inconscient et le motif cl du roman Dans le court circuit entre le trop proche et l tranger absolu entre la vitalit intense du baiser et la chair morte se manifeste l horreur qui mane de l Unheimliche de la catastrophe au c ur de l existence En cho de cette violence imm moriale hors temps et omnipr sente on rep re dans le texte toute la rumeur des voix en col re des sc nes de lutte et des images de d molition ainsi particuli rement l apparition du Chinois arr t dans le train et dont le sang macule le passage Afin de r sister cette violence qui peut resurgir tout moment et qui menace avant tout l entente du couple se r sorbant en cris et pleurs tant t ou encore r sulta
22. terrogations Faire lamour s av re tre aussi d faire lamour La v rit sur Marie reste jamais nigmatique Et fuir c est le mouvement qui se pr cipite ailleurs m me si on ne sait pas trop ni ce qu on fuit ni vers o on file Fuir entre la panique et le besoin de libert Certes la fuite travers P kin qui constitue une bonne partie de la seconde section de Fuir a un air de roman d aventures si ce n est la pr sence en filigrane du cher Tintin qui s impose la m moire belgitude oblige C est une folle course en moto pour mettre l abri un paquet de drogues De mani re tr s cin matographique on suit l engin hurlant qui tour tour se fraie une voie sur les grands boulevards et travers de petites rues fort encombr es ou m me carr ment transform es en restaurant en plein air L association avec un certain cin ma est si vidente que la divergence litt raire la sp cificit de la description sur la page en redeviennent pertinentes La fuite est un mouvement de l esprit une attitude de d sir qui se cristallise en une s rie de repr sentations oniriques Cela r sulte en une cascade de phrases o les mots se bousculent et o le paradigme lettr est mis en tr pidation par une syntagmatisation effr n e en laissant derri re nous un sillage vide d incr dulit et de stup faction nous fuyions vers la sortie pass mes en courant devant le vestiaire sans
23. ur situation pr cise dans le temps que finalement les deux s jours l le d Elbe prennent toute leur importance Le temps par sa constitution en mosa que nous incite certes retrouver sous les al as de la narration une suite chronologique logique mais son morcellement et ses chevauchements r sistent constamment en raisonner l coulement Ainsi se r v lent deux ressorts de la mise en texte celui install par le d sir du narrateur ses h sitations son d sordre mental les pouss es inconscientes qui d fient le temps de l horloge Du jour au lendemain entretien avec Alain Veinstein le 21 9 2009 Toussaint rejoint ici une discussion s culaire sur le dosage de r alisme et d id alisme dans le r cit dont Jan Herman d crit exemplairement les pr misses dans Le mensonge romanesque Amsterdam Rodopi 1989 Deux repr sentations th trales r centes soulignent merveille cette dimension la version de Premier Amour jou e par Sami Frey au Th tre de l Atelier novembre 2009 et la version n erlandaise de La derni re bande interpr t e par Stefan Van Watermeulen sous la direction de Johan Simons du NTI de Gand tourn e automne 2009 Le premier rend magnifiquement la tendre ironie beckettienne alors que le second accentue l l mentaire et le burlesque 5 L atelier litt raire de Pascale Casanova du 27 9 2009 France Culture et par ailleurs l encadrement de cette saga intime comme di
24. v rit s m taphysiques et universelles et dans sa tra ne se sont multipli s les lots de v rit subjective Pourtant ce th tre public de v rit s partielles et anecdotiques avec son cin ma de v rit ses missions de r alisme direct ses interminables panchements sentimentaux son go t de scandale et de spectacle ne r ussit d ordinaire qu exhiber la mis re des affects et la pauvret des r flexions Sur France Culture Toussaint s set r f r Roland Barthes pour cerner sa propre conception de v rit quand celui ci a d termin la fonction de l art comme devant fouiller l intime et non pas explorer le priv C est dans ce sens l que la v rit romanesque est id ale C est une question d nergie romanesque a ajout l auteur cette occasion nergie qui puisse emballer le lecteur C est la v rit de l affect qui se transmet et permet de d sindividualiser l exp rience intime extime Si ailleurs Toussaint a souvent dit que l uvre de Samuel Beckett tait parmi les plus importantes de ses sources d inspiration c est en effet aupr s de l auteur de Premier amour et de La derni re bande que peut se retrouver pareille conjonction de recherche de la v rit et d insistance de l affect fondamental Dans un autre entretien Jean Philippe Toussaint commente l importance pour sa trilogie de la grande opposition entre l immobilit et le mouve
Download Pdf Manuals
Related Search