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1. Lu Et relu La douce folie de ne rien crire page 2 A cause de ce jour De cette lecture de Stendhal Il y a presque cinquante ans cette ann e A cause de cette phrase On ne voit jamais les choses en plein gt Quand je l avais lue j avais imm diatement pens une autre de mes lectures quelques jours plus t t Mon app tence pour les phrases et la co ncidence m avait fait de suite rechercher le roman de Giono que je venais de terminer une semaine auparavant Je m tais mis feuilleter Un roi sans divertissement et j avais trouv alors ce que je cherchais Page 103 la m me phrase au mot pr s J avais repris la Chartreuse de Parme tenant les deux livres ouverts et j avais contempl l ahurissante similitude J tais rest songeur devant la troublante d couverte Se pouvait il qu on puisse crire la m me chose exactement la m me chose pas une phrase banale mais un enchev trement de mots de sonorit s une phrase qui r sonnait dans la t te du lecteur Pouvait on r p ter la m me logique de pens e le m me cheminement celui qui m ne l criture sans plagier ou copier Je n avais pas imagin un seul instant que Giono ait pu ainsi piller Stendhal Une fois le moment de surprise pass j avais trouv cela d licieux et plus encore l id e que j tais peut tre le premier m en rendre compte En m asseyant aujourd hui devant mon secr taire je ne partage plus du tout c2. tout a m tait sorti de l esprit Et elle ne savait donc rien de cette anomalie livresque Je lui avais racont mon trouble mon excitation puis mon d sarroi le sentiment de malaise que je ressentais Elle m avait cout attentivement m avait demand les livres avait v rifi mes dires et n avait pas paru le moins du monde branl e par cette r v lation Je l avais regard e tout autant surpris par son absence de r action Elle s tait pos e sur mon lit et avait pris une de mes mains Tu sais le plus important c est ce que tu as envie d crire Pas ce que les autres ont crit Elle avait eu un ton tr s professoral Je devais ressembler un zombie Elle avait pris une voix encore plus douce celle qu on prend pour parler aux enfants malades Oublie ces lucubrations d auteurs potaches ce n est qu un canular J tais atterr Pour elle ce n tait qu une supercherie Elle si intelligente si intuitive comment pouvait elle r agir de cette fa on N avait elle pas sous les yeux l vidence m me des preuves accablantes de ce que je venais de mettre jour Elle n avait pas vu ou avait fait mine de ne pas voir mon air effar et avait continu Et puis tu n es s rement pas le premier t en rendre compte Ce fut le coup de gr ce Elle m acheva Je n avais pas compris La douce folie de ne rien crire page 9 Elle d ordinaire si fulgurante dans ses analyses elle qui ma trisait remarq
3. nos analyses de nos passions de nos filiations romanesques Elle n crivait pas contrairement moi Apr s plusieurs tentatives t tonnements essais elle avait cess imm diatement le jour o elle avait lu Faulkner Elle avait conclu qu il lui manquerait toujours ce qu on avait coutume d appeler du talent et que le travail ne compenserait pas cette lacune Mais elle lut ce que j crivais et m encouragea Ses critiques sa lucidit quant ma production litt raire me confort rent dans l id e que j avais un avenir radieux La douce folie de ne rien crire page 5 J tais dans une p riode d euphorie je venais de soumettre un de mes manuscrits aux prestigieuses maisons d dition parisiennes je faisais la f te tous les soirs je m abrutissais de musique de vins et d esp rances Le plus souvent en sa compagnie Mais nous avions galement nos r cr ations comme elle les appelait des moments o chacun n avait de compte rendre personne Et je lisais Ou plut t je relisais un livre m connu d Hugo Marion de Lorme qu il avait crit en 1831 Et un soir d un coup la phrase m avait saut la figure On ne voit jamais les choses en plein J tais demeur p trifi un long moment sans bouger partag entre l exaltation ressentie devant un myst re qui prend corps et le bouleversement que me causait cette r p tition Ce n tait pas possible J avais lu et relu comme pour me conva
4. tait souvenue de cet anniversaire Uniquement de celui l Evidemment Parce que je lui avais suffisamment dit et r p t ce que ce chiffre symbolique repr sentait pour moi Que j tais s r de ne pas vivre mes 47 ans Que je serais mort avant La douce folie de ne rien crire page 11 Elle n avait pas laiss passer l occasion de me le rappeler de me mettre en face de mes petits arrangements avec ma conscience Je n avais l poque aucune envie de mourir c est vrai M me pas 47 ans Et cette phrase pour finir on ne voit jamais les choses en plein Je l imaginais en train de l crire un rictus au coin des l vres Qu essayait elle de me dire Que je m tais recroquevill dans la contemplation st rile de mots sans consid rer la vie faite de rires de drames d tres humains Que j avais sacrifi notre amour au nom d une sacro sainte id e fumeuse de la litt rature et de ses dogmes Qu elle regrettait ce qui s tait pass qu elle pensait que je m tais tromp Comment le saurais je Elle ne m avait pas donn le mode d emploi de son message sibyllin Et j en ai fait peu de cas Une seule chose m importait et m importe encore On ne voit jamais les choses en plein gt J ai compuls lu relu j ai recherch la phrase et je l ai trouv e De Balzac James Joyce en passant par Rimbaud ou Proust de Maupassant Borges pour n en citer que quelques uns mais il n y manque perso
5. La douce folie de ne rien crire La lumi re du jour ne filtre pas Les volets sont ferm s depuis tant d ann es L norme lampe de bureau en bak lite claire mon secr taire encombr de crayons de plumes d encriers Je r ajuste mes lunettes Je tousse Une fois deux fois Une saveur cre me chatouille le palais J ai un besoin de cigarettes O sont elles Je n ai pas chaud La robe de chambre paisse m enveloppe comme une seconde peau Depuis combien de temps ne suis je pas sorti de mon appartement depuis combien de temps n ai je pas mis le nez dehors n ai je pas parl quelqu un Pour dire quoi d ailleurs Je n ai pas choisi cette vie Elle s est impos e moi Un des chats miaule contre ma jambe Je recommence tousser Je n ai plus gu re de forces Mais j esp re que la mort me prendra rapidement que nous ne ferons pas connaissance J attends cette d livrance Je fixe le papier punais sur le mur au dessus du secr taire Je n ai pas besoin de lire la phrase je la connais par c ur Elle est toute ma vie Sans que je le veuille elle s impose nouveau moi ses mots dansent devant mes yeux On ne voit jamais les choses en plein gt C est crit de ma main l encre noire d un coup de plume fine et incisive Je l ai crit mille et mille fois et j ai gard ce papier l La douce folie de ne rien crire page 1 Elle a son existence nous cohabitons dans ma chambre Je la reli
6. ette impression Je voudrais ne jamais avoir relu Stendhal dans cette magnifique petite ville de V n tie La douce folie de ne rien crire page 3 Je fais le tour des pi ces pour remplir de lait les cuelles de mes chats Ils portent tous des noms d crivains disparus Je vis avec des fant mes Je me vois dans la glace en traversant le couloir L image d un vieillard sec sec dans sa chair et sec de sentiments Je termine de nourrir mes chats je pousse la porte de la pi ce borgne dans laquelle j entasse mes livres Piles instables collections de toutes sortes bouquins juch s en tas capharna m de mots jet s par leurs auteurs pour le plaisir de dire d crire d expurger des motions trop fortes d exorciser leurs peurs et leurs doutes Ou autre chose Sait on jamais pourquoi on crit Ce qui nous conduit aligner ainsi des phrases ce qui nous incite raconter des histoires Ils sont l livres inanim s et pourtant si vivants Et tous ces livres que j ai lus tous ces livres aim s tous sont annot s de ma main Soulign s J en prends un au hasard L adieu aux armes J ouvre la page je vois la marque le trait de soulignement sous la phrase Je repose Hemingway Inutile de continuer De recommencer Stendhal Giono et Hugo Je crois que j aime l id e que ce soit Hugo Que ce soit par lui que v ritablement ma vie a bascul Je n tais plus Padoue j tais venu m installer Paris Tr
7. i plongent ceux qui voudraient lire en moi dans une perplexit intense La douce folie de ne rien crire page 10 J ai vieilli avec eux me d sincarnant progressivement ne ressentant plus qu travers les personnages qui m habitent Mon c ur abrite une galerie de sentiments mais aucun ne m appartient en propre J ai au fil des ann es perdu mes motions Ou plut t elles ne sont que livresques J avais fait le vide autour de moi Charl ne avait disparu la premi re de ma vie Apr s elle ce fut plus facile Les rares amis les quelques connaissances me fuirent les unes apr s les autres effray s par ce que je devenais Ma vie s est cantonn e cet appartement aux murs jaunis de ma chambre l odeur renferm e des pi ces remplies de livres Je me suis complu dans cette atmosph re confin e j ai choisi d pouser ma cause la cause de ma solitude la raison de mon loignement des hommes Je m approche de mon bureau Je m assieds sur mon vieux fauteuil en cuir fauve Je me tourne l g rement vers le mur Elle est l Punais e depuis si longtemps des ann es Une carte postale Une photographie d une biblioth que C est la seule manifestation humaine que j ai re ue durant toutes ces ann es o j ai v cu reclus Je la prends la retourne et je lis ce qu il y a d crit Il y a plus de vingt ans Pour tes 47 ans de la part de Charl ne Tu as raison On ne voit jamais les choses en plein gt Elle s
8. incre Anonn chaque mot presque chaque lettre les yeux brouill s force de d chiffrer la page Frapp de stupeur devant cette h r sie litt raire j avais mis longtemps recouvrer mes esprits Je ne pouvais croire ce que mon esprit commen ait chafauder J avais machinalement pos les yeux sur les autres livres qui tra naient dans ma chambre Je n osais bouger comme si cet acte signifiait la chute dans un ab me Au bout d un temps qui m avait paru interminable j avais fini par ouvrir Croc blanc J avais tourn les pages d filant les paragraphes courant sur les chapitres J avais du plus vite que je pouvais cherch traqu ce que je n osais pas imaginer La douce folie de ne rien crire page 6 J tais revenu en arri re lisant en travers m morisant les lettres les syllabes Esp rant malgr moi ne pas trouver ce que je cherchais Les minutes avaient d fil compagnes silencieuses de mes craintes Et je m tais soudain fig On ne voit jamais les choses en plein Page 227 Mon il avait enregistr puis mon esprit mais pour autant tout mon tre refusait de croire Jack London aussi J avais lu ce qui suivait certes des signes avant coureurs s taient manifest s mais il tait incapable de les interpr ter gt J avais failli tomber de mon tabouret incapable de prof rer le moindre son mais surtout je n avais plus aucune facult pour r fl chir pour
9. juger de ce qui m arrivait Cette deuxi me phrase paraissait s adresser moi ou tout du moins me livrer les clefs d un royaume o j h sitais entrer comme si je venais de d chiffrer un message contenu dans ces diff rents livres Je lisais et relisais On ne voit jamais les choses en plein La phrase me ramena Padoue Je m tais revu intrigu l poque par ce que j avais cru tre une co ncidence Je n avais pas alors soup onn que ce moment scellerait mon destin J avais alors fait un effort de m moire pour reconstituer ce qu avait crit Giono la suite Elle m tait revenue du moins en son d but si l on n avait vu que la hauteur et le silence gt La hauteur et le silence Que devais je comprendre La douce folie de ne rien crire page 7 La hauteur tait ce ce Mont Olympe de la litt rature o les auteurs se retrouvaient d daignant les simples mortels ou les crivaillons de mon esp ce Le silence ce qui devait n cessairement entourer la profanation de ce myst re AvVais je mis jour un monde secret peupl de g nies litt raires un monde r serv cette lite des lettres dont nous r vions tous de faire un jour partie Cette phrase On ne voit jamais les choses en plein tait elle le s same qui les identifiait Je voulais en avoir le c ur net J avisais le roman que je venais d acheter C tait le deuxi me volume de la trilogie d Italo Calvino le Baro
10. n perch Je comprenais qu il s agissait de ma derni re chance qu il n y aurait pas de retour en arri re possible que je risquais mon existence dans cette ultime tentative J avais franchi une porte d rob e une porte que je n aurais jamais d trouver J avais parcouru les pages sans trop d espoir lisant lentement comme pour repousser l issue in luctable Jouant au lecteur profane au non initi celui qui savoure les mots comme on d guste un fruit bien mur M imaginant ainsi conjurer le mauvais sort Ma lecture s tait arr t e la page 153 o m attendait la phrase On ne voit jamais les choses en plein J avais respir fort comme sous le coup d une motion brutale J tais bel et bien le contemplateur admiratif d un monde part d un royaume imaginaire mais tellement r el cr de toutes pi ces par les ma tres de l crit Il existait une caste une confr rie dont j tais devenu un des gardiens du temple Je lisais enfin la phrase suivante de Calvino la voie de la perfection bien qu ardue n admettait ni compromis ni moyen terme gt Je savais ce que j avais faire La douce folie de ne rien crire page 8 Charl ne tait rentr e tard ce soir l ayant pass la soir e chez une amie de ses parents Quand elle m avait trouv d compos et livide elle s tait alarm e J avais r ussi balbutier ce que je savais ce que j avais d couvert Depuis que je l avais rencontr e
11. nne tous ont repris la phrase sans en changer un mot elle figure quelque part une seule fois dans un de leurs livres C est le sauf conduit pour la post rit J ai admir spectateur initi cette conspiration machiav lique j ai applaudi ce tour de force j ai rendu gr ce ces h ros modernes qui ont cr le mythe J eus le droit l incomparable honneur de contempler cette mystification en change de mon silence et d une chose bien plus rare mes yeux La douce folie de ne rien crire page 12 N ayant pas t adoub en tant que chevalier de ce moderne Graal je dus me r soudre ne pas utiliser ce subterfuge pour tre publi Je fus priv de voir un jour mon nom en lettres grasses sur un livre imprim C est une douce folie de ne rien crire La douce folie de ne rien crire page 13
12. ois ans apr s l Italie le vacarme et l agitation de la capitale m avaient d contenanc de prime abord Mais le foisonnement intellectuel le brassage des cultures la richesse des rencontres avait vite eu raison de mes retenues premi res La vie alors tait enthousiasmante La douce folie de ne rien crire page 4 Je faisais des rencontres je m enivrais du plaisir des discussions st riles et interminables je plongeais avec d lectation dans la fr n sie de f tes de concerts de spectacles qui rythmaient mon quotidien Puis Charl ne avait fait irruption dans ma vie Ce fut une tornade un cataclysme qui brisa mes derni res r ticences de jeune homme cynique et allergique aux sentiments amoureux Elle tait brillante d sarmante de sinc rit et agr g e en lettres modernes Nous avions mille choses en commun et une seule chambre pour partager les mois charnels de notre histoire naissante Ce fut une histoire d amour br ve et ph m re Une histoire passionnelle L alchimie entre deux tres une alchimie de nos sentiments de nos corps qui s pousaient comme deux aimants et de notre intellect qui nous fit esp rer tutoyer l infini Elle fut une muse prodigieuse m inspirant des passages exalt s des instants de gr ce embellissant mon criture Elle devint rapidement mon double intellectuel mon alter ego le la de ma partition litt raire Nous nous enrichissions mutuellement d couvrions la compl mentarit de
13. s On ne voit jamais les choses en plein gt Je l ai lue un jour une premi re fois Et aujourd hui encore je me souviens Je me souviens pr cis ment J tais assis ma table de travail Pas ici en Italie Padoue Nous tions en 1956 et la vie reprenait les fant mes de la guerre s loignaient J crivais C tait mon m tier ou du moins je le pensais je le voulais Je travaillais sur un roman Et je relisais Stendhal La Chartreuse de Parme J tais un boulimique je le suis toujours A lire les m mes auteurs les m mes livres plusieurs fois A m impr gner de leurs crits A savourer leurs phrases A d cortiquer de fa on quasi clinique la construction de leurs r cits observer les chafaudages de mots qui m avaient fascin tr s t t Je savais par c ur des centaines des milliers de phrases extraites de dizaines et de dizaines de livres Je croyais na vement que cette appropriation des textes des grands auteurs cette connaissance livresque finirait par rejaillir sur ce que j crivais Je r vais d une sorte de mim tisme inconscient tout en caressant l espoir l ambition de faire une uvre personnelle enrichie de tout ce que j aurais lu J avais trente ans j avais peu de certitudes et pas mal d illusions Et je n avais pas encore t publi mais je sentais le moment proche j tais s r de parvenir mes fins dans un avenir que je devinais prosp re Je ne le suis toujours pas Publi
14. uablement la litt rature fran aise et europ enne des 19 et 20 si cles comment ne pouvait elle pas tre frapp e par cet incroyable signe que je venais d arracher l oubli Comment pouvait elle ce point minimiser cette d couverte essentielle Comment osait elle enfin imaginer que je ne fusse pas le premier m immiscer dans le secret de ces demi dieux de la prose litt raire D un coup le monde que je m tais construit s croula comme un ch teau de cartes Tout ce que nous avions tiss s comme fils de tendresse d amour et de passion de d vida en un instant Je l avais regard e je ne la reconnaissais plus Elle n tait plus cette merveilleuse pr tresse de mes sens celle pour qui j aurais vendu mon avenir sur le champ Elle n avait pas paru s en apercevoir redoublant de mi vrerie de compassion me parlant comme un demeur qui vient de d couvrir que sa main gauche existe J avais r solu de l oublier de l effacer de ma m moire Je prends une cigarette l allume resserre la ceinture de ma robe de chambre et regagne le fauteuil devant mon secr taire Ma qu te est termin e je crois Pendant ces cinq d cennies j eus la chance de ne pouvoir rien faire si ce n est ce que le destin avait mis sur ma route J ai pris la couleur blanche l aspect parchemin des livres qui m entourent Je suis quasiment l un des leurs Un ensemble de mots une montagne de phrases un amoncellement de syllabes ordonn es qu
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